Théâtre de l’Essaïon : Dialogue avec une chaise

      Dialogue avec une chaise est une pièce contemporaine, co-écrite par Camille Eldessa et Michel Léviant, présentée au Théâtre de l’Essaïon en septembre 2021 dans une mise en scène de Xavier Simonin (>). Elle surprend d’emblée par la finesse avec laquelle les auteurs introduisent dans son intrigue une importante part de théâtralité pour offrir à Louise Caillé une excellente occasion de montrer son savoir-faire.

      Dialogue avec une chaise est une pièce intime qui aborde les rapports entre pères et filles de manière originale à travers une thérapie fondée sur des jeux de rôles in absentia. La fille, Justine, décide en effet de consulter un psychiatre à la suite d’une violente dispute avec son père entraînée par des tensions de longue date survenues après la séparation de ses parents. La jeune fille, fraîchement sortie de l’adolescence, ne supporte pas l’idée que son enfance, vécue au sein d’un couple heureux, puisse déboucher sur la perte de ce repère rassurant et protecteur, ce qui la conduit par ailleurs à manquer son entrée à l’université. Elle ne parvient pas à faire le deuil de ce cocon familial magnifié dans ses souvenirs et à reconstruire ainsi le rapport avec son père, qu’elle pense détester pour la trahison de sa mère mais qu’elle continue à aimer d’un amour filial frustré. Le trouble émotionnel, révélateur de son immaturité, l’emprisonne dans une enfance chérie tout en l’empêchant de nouer des relations fondées sur l’empathie et la tolérance. Les jeux de rôles dans lesquels elle doit rejouer des scènes, réelles ou fictives, entre elle et son père, donnent lieu à des analyses psychologiques déjantées.

      La scénographie de la mise en scène de Xavier Simonin est réduite à cinq objets : une chaise verte installée au milieu de la scène, réservée au père absent, et quatre tabourets en bois placés chacun dans un coin. Rien de particulier n’évoque de manière réaliste le cabinet du psychiatre chez lequel se rend Justine sur un coup de tête. L’espace dramatique ne prend ainsi de l’épaisseur qu’à partir des propos des deux personnages qui le font émerger de fil en aiguille pour le laisser planer dans un entre-deux inextricable de la fiction et de la réalité scénique. C’est que cet espace devient un véritable plateau de jeu au regard de l’émotion avec laquelle Justine se prend à rejouer, sous les yeux du thérapeute, des échanges qu’elle aurait eus non seulement avec son père, mais aussi avec sa mère et la nouvelle femme de ce père fantôme.

      Le dépouillement maximal et l’ambiguïté latente de l’espace scénique servent le cadre spatio-temporel inscrit dans le texte de manière paradoxale : si l’action se déroule en région parisienne de notre époque, elle n’a aucun besoin d’être transposée dans un cadre pittoresque. Le dépouillement et l’ambiguïté lui confèrent en effet une touche d’abstraction pour représenter, avec une portée universelle, une situation humaine délicate qui est loin d’être un cas isolé. La sobriété scénographique et plusieurs références textuelles explicites se complètent ainsi de façon tout à fait équilibrée en stimulant subrepticement l’imaginaire des spectateurs.

      L’action scénique gagne superbement en efficacité dans la mesure où elle se trouve libérée de tout ancrage matériel superflu pour donner la primauté au jeu des deux comédiens, à celui de Louise Caillé en particulier dans le rôle de Justine sur laquelle repose toute l’action dramatique. Les seuls éléments véritablement réalistes qui font un clin d’œil symbolique à notre époque sont les costumes ordinaires des deux personnages. Si le psychiatre est vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise bleue, il incarne le cliché d’un praticien décontracté, ouvert à de nouvelles méthodes thérapeutiques situées en dehors du strict cadre médical traditionnel. Quant à Justine, elle porte un jean clair et une chemise à petits carreaux bleu clair avec une veste noire mise par-dessus : elle représente alors une jeune fille lambda, sans aucune recherche particulière d’une féminité exacerbée susceptible de verser dans la caricature d’une adolescente parisienne livrée aux caprices. Le mal-être de Justine suscite rapidement l’intérêt grâce à une posture modérée de ce personnage quasi non genré auquel peuvent s’identifier maints spectateurs. Les deux personnages s’imposent ainsi à notre esprit comme des créatures stéréotypées suffisamment souples pour nous affecter par leur sensibilité naturelle.

      Xavier Simonin dans le rôle du psychiatre crée un personnage ferme et sûr de lui, quelque peu froid. Il s’efface rapidement en se tenant à l’écart pour guider les confidences de Justine qui prend tout le devant la scène. Il n’intervient que de manière laconique pour la diriger non seulement dans une sorte de défoulement perceptible à travers ses réactions énergiques, mais aussi dans son cheminement lent vers la sortie de la crise émotionnelle.

      Si la Justine de Louise Caillé fonde d’abord en larmes, elle se reprend aussitôt que le docteur lui demande de parler à son père comme si celui-ci était présent et de répondre à sa place. Louise Caillé entre dans ce premier jeu de rôles avec une convaincante timidité qui reflète parfaitement les dispositions sentimentales de son personnage et l’étrangeté de la situation. Mais sa Justine semble en peu de temps surmonter le trac pour faire un procès impitoyable à son père tout en reprenant son histoire du début du sentiment d’abandon. Le débit et les gestes expressifs de Louise Caillé deviennent de plus en plus rapides en harmonie avec le caractère mordant des propos qu’elle prête aussi bien à son père qu’à elle-même. La jeune comédienne étonne les spectateurs par la virtuosité avec laquelle elle parvient à recréer plusieurs rôles de manière décalée tout en restant dans celui de Justine. Elle a une prestance épatante qui séduit par la variété des tons qu’elle fait défiler tout au long de la séance et qui lui permettent de faire évoluer sur le plan sentimental les personnages interprétés par Justine.

      Dialogue avec une chaise de Camille Eldessa et Michel Léviant est une excellente pièce qui exploite amplement la théâtralité fictive de l’action : dans la mise en scène de Xavier Simonin, la pièce frappe précisément par la performance remarquable de Louise Caillé qui se distingue comme une Justine sensible douée d’un véritable talent de comédienne. C’est un spectacle fin et entraînant qui séduit par sa qualité dramaturgique.