Le Théâtre La Croisée des Chemins présente actuellement sur sa scène de Belleville la trilogie Du Misanthrope au Cardinal dans une mise en scène de Violette Erhart et Sylvain Martin. C’est l’histoire d’Alceste revisitée en trois chapitres constitués de trois pièces d’auteurs différents : Molière, Georges Courteline et Jacques Rampal. Le Misanthrope (>) et La Conversion d’Alceste (>) ont été donnés à la mi-septembre, alors que le dernier volet, Célimène et le Cardinal est prévu pour le début novembre.
Le Misanthrope compte sans doute parmi les pièces les plus jouées de Molière et peut-être même du théâtre classique français. Son succès durable explique une émergence foisonnante d’adaptations ou de réécritures, mais aussi de continuations, comme celles de Georges Courteline et de Jacques Rampal. La conception du personnage d’Alceste a elle-même fait couler beaucoup d’encre tout en suscitant, depuis plus de trois siècles, des avis partagés. Les changements de sensibilité ont parfois conduit à des lectures diamétralement opposées par rapport à la tradition moliéresque qui voit en lui un personnage ridicule : la sensibilité romantique, en particulier, a donné le ton en renversant la perspective comique et en valorisant le caractère de paria d’un Alceste en mal de vivre au sein de la société mondaine. Les interprétations du Misanthrope ne cessent de pulluler pour constituer une sorte de patrimoine inépuisable parce qu’aucune n’est en fin de compte définitive, ce qui contribue à transformer cette pièce de Molière en mythe et le personnage d’Alceste en légende. Plus personne ne va ainsi la voir sans avoir certaines attentes, que ce soit en lien avec la tradition scolaire marquée par des crispations de lectures littéraires ou au regard d’une expérience théâtrale antérieure. La monter représente donc chaque fois un nouveau défi dramaturgique parce qu’il faut relever le gant pour trouver une voie tant soit peu originale. Ces dernières années, deux mises en scène du Misanthrope ont durablement marqué les esprits, celle de Stéphane Braunschweig au TNS (2003) et celle de Clément Hervieu-Léger à la Comédie-Française (2016). Si tous les metteurs en scène n’ont pas leurs moyens pour proposer des créations aussi pointues et aussi achevées, ils ne manquent pas pour autant d’inventivité lorsqu’ils souhaitent rivaliser avec les grandes scènes nationales. Violette Erhart et Sylvain Martin font partie de ceux qui se sont attaqués au mystère d’Alceste avec franchise : et le fruit de leur travail est tout à fait convaincant quant aux deux premiers volets de la trilogie envisagée.
Violette Erhart et Sylvain Martin situent l’action de la trilogie à l’époque contemporaine en cherchant à déjouer son historicité pour montrer sans doute sa profonde actualité. Si La Conversion d’Alceste se déroule le lendemain du Misanthrope, l’action de Célimène et le Cardinal devra avoir lieu, à en croire la voix off qui l’annonce, vingt ans plus tard. Cet intervalle entre les deux premiers chapitres et le troisième qui est à venir double en quelque sorte celui de la création de ce dernier tout en créant un certain suspens non seulement en ce qui concerne la suite de l’histoire, mais aussi quant à la résolution du décalage spatio-temporel sur le plan scénique. L’étroite proximité temporelle permet de réunir l’action des deux premières pièces dans le même espace : le salon d’Alceste, ce que favorise au reste, dans le cas du Misanthrope, le resserrement de l’action dramatique autour des scènes clés (la pièce n’est pas représentée dans son intégralité). Au lever du rideau de La Conversion d’Alceste, le misanthrope repenti (la nuit porte-t-elle conseil ?) et son ami Philinte se retrouvent ainsi déjà installés sur scène, tous les deux assoupis côté jardin, pour la relier au Misanthrope. Un spectateur intrigué ne laisse donc pas, d’ores et déjà, de se demander de quelle manière les metteurs en scène parviendront à leur rattacher Célimène et le Cardinal.
La scénographie proprement dite est fondée sur un choix restreint de plusieurs éléments symboliques qui instaurent de manière conventionnelle le cadre spatio-temporel bourgeois-bohème : la fête, l’alcool, l’amour et l’aisance évoquent d’emblée l’ambiance bobo en parfaite résonance avec les manières guindées de la haute société bourgeoise dans la seconde moitié du XVIIe siècle. L’ambiance festive d’une soirée légèrement arrosée se dévoile visuellement à travers des objets de déco accrochés au fond de la scène : une guirlande en papier colorée et quelques ballons, mais aussi des bouteilles d’alcools variés qui circulent d’une table bar, dressée au fond de la scène, à une table basse en bois massif, flanquée de deux fauteuils en cuir bleu placés côté cour. D’une pièce à l’autre, la scène garde le même aspect tout en indiquant un changement de temps et d’ambiance lié à la volonté d’Alceste de devenir « philanthrope ». La soirée passée, les personnages se retrouvent le matin dans un léger état d’ébriété : la guirlande est tombée, les bouteilles à moitié vides et moins nombreuses sont dispersées dans le salon, quelques flûtes à champagne jetables jonchent le tapis étendu au sol. Ce désordre apparent est dans le même temps révélateur du délitement des relations sociales entraîné la veille par des révélations scandaleuses qui conditionnent la « tragédie » de Célimène.
À ces éléments scénographiques qui nous transposent dans notre présent s’ajoutent les costumes qui calquent les codes vestimentaires de la bourgeoisie lambda : un pantalon bleu et un col roulé vert clair avec un manteau en toile grise mis par-dessus pour Alceste, un jean noir et une chemise blanche relevée d’un gilet noir pour Philinte, un pantalon gris et une chemise rouge pour Oronte, un pantalon rouge et une chemise rouge pour le marquis, une robe courte façon rock et des bottes en cuir noir pour Célimène et, enfin, une robe noire et une perruque brillante pour Arsinoë incarnée en l’occurrence par un comédien homme déguisé en femme. Ce déguisement soulève d’emblée la question d’un travestissement genré qui n’est pas sans une certaine résonance avec la bigoterie du personnage inscrite dans le texte de Molière. Si l’action scénique du Misanthrope exploite peu cet aspect transgenre, celle de La Conversion d’Alceste ne manque pas de l’appuyer sur un mode farcesque lorsqu’Arsinoë tente à nouveau de séduire Alceste en lui faisant des compliments sur sa bonne mine qu’elle attribue à son changement d’attitude. C’est sans doute une autre manière de faire un clin d’œil peu forcé aux effets de mode de la société bohème-bourgeoise d’aujourd’hui. Tout élément scénographique se charge ainsi curieusement de significations qui renvoient les spectateurs aux mœurs de notre époque.
Quant à l’action scénique, les metteurs en scène ont réussi à la rendre dynamique malgré le caractère essentiellement dialogique des deux pièces. Ils promènent l’œil du spectateur à travers le salon d’Alceste en lui faisant suivre les multiples trajectoires des comédiens en mouvement perpétuel. Rares sont en effet ces moments où ceux-ci restent statiques à parler sans faire des gestes tant soit peu simples pour donner à leur personnage cette nonchalance avec laquelle les prétendus bobos s’adonnent aux plaisirs de la vie de tous les jours. Les changements d’actes ou de scènes se voient significativement ponctués par la danse et la musique house pour donner le ton et pour conférer à l’action un rythme entraînant. Le geste qui traverse l’action scénique des deux pièces et qui fédère les autres est la boisson : les personnages ne cessent de boire et de se resservir tout en déplaçant les bouteilles d’une table à l’autre. Cette propension à l’alcoolisme ne bascule toutefois pas dans une ivresse débridée qui verse dans la caricature : si un léger état d’ébriété déjà évoqué marque le début de La Conversion d’Alceste pour signifier la rupture avec les événements de la veille, l’action scénique du Misanthrope évite soigneusement de caricaturer à outrance les personnages qui ne perdent jamais leur maîtrise de soi. L’attitude bon enfant observé dans La Conversion d’Alceste contraste ainsi symboliquement avec le caractère sérieux du premier chapitre : c’est en effet dans ces nouvelles conditions que le misanthrope repenti fait sa nouvelle « mauvaise » expérience du « monde ».
Tous les comédiens s’acquittent très bien de leur rôle tout en ménageant quelques agréables surprises qui suscitent ponctuellement le rire des spectateurs, même si les deux pièces sont interprétées sur un ton globalement sérieux. Les deux scènes du sonnet, d’abord dans Le Misanthrope, puis dans La Conversion d’Alceste, représentent à cet égard deux morceaux bouffons qui répondent tant au caractère prétentieux d’Oronte qu’à l’image empreinte de complaisance dont le charge le comédien. La scène des portraits dressés par Célimène est toute jubilatoire : mise en valeur par un éclairage centré sur la jeune fille entourée du marquis et d’Oronte, elle sort du cadre pour être comme explicitement offerte aux spectateurs présents dans la salle et que recherche Célimène pour briller, alors qu’Alceste, maussade, se tient dans la pénombre. Les comédiens paraissent sûrs d’eux-mêmes : ils maîtrisent leur voix et leurs gestes tout en recherchant un effet scénique précis qu’ils ne perdent jamais de vue. On salue au passage l’excellente interprétation de Célimène incarnée par Violette Erhart, qui est douée d’une souplesse d’enfer et d’une prestance remarquable.
Les deux premiers volets de la trilogie Du Misanthrope au Cardinal joués au Théâtre La Croisée des Chemins, salle de Belleville, sont donc sans aucun doute le fruit d’une mise en scène finement pensée qui replace avec justesse l’histoire d’Alceste dans notre époque. On constate avec un grand plaisir qu’avec peu de moyens les deux metteurs en scène et comédiens en même temps ont réussi à monter un spectacle subtil. La prochaine création de Célimène et le Cardinal s’avère dans ces conditions tout à fait prometteuse.