Le Visiteur est une pièce d’Éric-Emmanuel Schmitt parue en 1993. Elle s’est peu à peu imposée à l’attention des spectateurs pour obtenir un succès grandissant. Elle a été nouvellement montée au Théâtre Rive-Gauche dans une mise en scène de Johanna Boyé (>).
L’action du Visiteur repose sur une rencontre imaginaire entre Freud et un visiteur qui est en réalité un Dieu incarné et qui est apparu « déguisé » en homme. L’intrigue paraît d’emblée tout aussi séduisante qu’invraisemblable en raison de son fondement entièrement irrationnel et de son caractère totalement fictif. Elle s’appuie pourtant sur des faits vrais et avérés, tirés de la vie de Sigmund Freud, en l’occurrence sur ses hésitations réelles à quitter Vienne ainsi que sur les circonstances de son départ effectif survenu peu après l’envahissement de l’Autriche par les nazis. Le dramaturge, comme tant d’autres avant lui, choisit un moment opportun dans la biographie désespérément incomplète de son personnage pour y insérer un volet secret qui semble faire défaut. Pour Freud, il s’agit d’un moment d’autant plus charnière dans sa vie personnelle qu’il risque de perdre sa fille Anna, de compromettre tant sa carrière que sa réputation et de terminer même dans un camp de concentration. Pour Freud, connu pour être juif mais réputé athée, il s’agit précisément de revenir sur les motivations de son départ forcé à la faveur d’un dilemme conçu à la manière de la tragédie classique. Peu importe donc, dans ces conditions, que l’action soit entièrement fictive, pour peu que le cadre spatio-temporel reste suffisamment vraisemblable pour embrasser un débat métaphysique qui représente le véritable enjeu dramatique de la pièce.
La tragédie classique fonctionnait de la même manière : fondée sur un fait historique, elle développait une action dont on savait qu’elle n’eut jamais lieu telle que mise en œuvre par le dramaturge. Éric-Emmanuel Schmitt reprend ce dispositif dramaturgique à son compte dans une formule assouplie, exempte de toute règle contraignante, même si sa pièce semble paradoxalement « respecter » formellement celle des trois unités. L’action de son Visiteur se déroule en effet la nuit du 22 avril 1938 dans le cabinet de Freud situé au 19 Berggasse à Vienne ; elle est en outre resserrée autour de la figure du célèbre père de la psychanalyse. D’autres détails relevés dans les propos échangés viennent en renfort pour construire la crédibilité de l’intrigue ainsi que pour susciter l’adhésion du spectateur. Éric-Emmanuel Schmitt combine donc des faits historiques et un inventio littéraire dans une perspective dialectique tout en instaurant une tension constante entre la vérité (historique) et la fiction (littéraire) dépassées précisément dans la véracité et la teneur métaphysiques de l’échange qui seul intéresse vraiment le spectateur. Toute mise en scène doit prendre en compte cette perspective qui fait tout le sel du Visiteur et transposer sur scène cette tension qui situe l’action dans l’entre-deux, ce que tente de faire Johanna Boyé grâce à une scénographie de facture classique.
La scène représente le cabinet de Freud aménagé de manière réaliste : ce que voit le spectateur en miniature aurait pu effectivement être la pièce où travaillait le célèbre docteur. L’espace scénique est délimité par des parois vert foncé qui imitent les boiseries anciennes tout en faisant un clin d’œil aux représentations d’une élégance viennoise réputée quelque peu pesante ou ampoulée : une bande d’or souligne en plus sur chacune d’elles des formes rectilignes comme pour insister sur le caractère ordonné du cadre spatio-temporel convoqué. Elles sont en même temps décorées de tableaux ou munies d’enfoncements qui servent d’étagères pour des livres ou des objets de déco. Coté cour se dresse un grand bureau derrière lequel se trouve une chaise à roulettes. Une méridienne en daim vert clair est installée au milieu de la scène, flanquée à son chevet d’un fauteuil curule en bois : c’est là que Freud devait recevoir ses patients, et c’est là aussi que se posera à un moment donné le visiteur pour convaincre son hôte de son origine pour le moins étrange. Deux simples rideaux correspondent enfin à deux entrées dans le cabinet : côté jardin, une porte d’entrée dans l’appartement ; côté cour, une autre qui semble conduire à une pièce adjacente. La scénographie multiplie ainsi des éléments et des détails matériels qui donnent opportunément l’illusion de la réalité. Le spectateur a l’impression qu’elle cherche à asseoir l’action scénique dans un cadre en apparence parfaitement réaliste comme pour compenser le caractère invraisemblable de la rencontre avec Dieu et conférer par-là à l’action dramatique un effet de réel maximal. Elle sert, dans ces conditions, d’un appui rassurant qui aide le spectateur à entrer confortablement dans la fiction théâtrale et à maintenir sa réception, pendant la représentation, dans un délicieux doute quant à la vérité de l’épisode. La scénographie bâtit donc un rapport ambigu à cette vérité que tout tendrait en fin de compte à abolir si Anna n’insistait pas à deux reprises sur la dimension onirique de l’action.
En effet, Anna, au lever du rideau, avant d’être amenée par le nazi, se demande où l’on va « lorsque l’on dort ? Lorsque tout s’éteint, lorsqu’on ne rêve même pas ? Où est-ce qu’on déambule ? » Elle pose cette triple question non seulement en référence aux travaux scientifiques de son père, mais aussi pour préparer son retour après une nuit passée au poste de police quand elle rentre en le trouvant endormi sur le bureau. Le dénouement laisse dès lors entendre au spectateur que la « visite » nocturne ne serait paradoxalement que de l’ordre du rêve. Tout autorise les comédiens à créer leur personnage comme s’il s’agissait de personnes réelles, même celui du visiteur qui remet en cause les certitudes scientifiques de Freud à travers les faits étonnants qu’il ne laisse pas de lui révéler. Franck Desmedt, dans le rôle de ce visiteur, donne à son personnage l’image d’un individu quelque peu fantasque qui se distingue du commun des hommes par une assurance inébranlable et par une prestance bouleversante : son visiteur ne manque ni de souplesse ni de sens de la repartie ni d’un certain goût de l’humour. Sam Karmann parvient, en revanche, à douer le docteur Freud d’une dimension toute humaine grâce aux hésitations réussies dont il le charge : on décèle dans son jeu la lutte intérieure de son personnage contre l’ébranlement des convictions scientifiques entraîné par l’apparition du « visiteur » qu’il s’efforce de s’expliquer de manière rationnelle. Le déchirement de Freud, tout à fait émouvant grâce à l’interprétation sensible de Sam Karmann, se manifeste en particulier à ce moment crucial où il accuse désespérément Dieu du mal répandu sur Terre tout en essayant de le convaincre de son inexistence. Face à Maxime de Toledo dans le rôle du nazi auquel le comédien imprime une posture quelque peu rigide, Katia Ghaty crée une Anna énergique et ferme, marquée par une prestance à couper le souffle lorsqu’elle apparaît au début et à la fin. Chaque comédien réussit avec aisance à individualiser son personnage pour déjouer avec efficacité le caractère fictif de l’action.
La mise en scène du Visiteur par Johanna Boyé au Théâtre Rive-Gauche est un spectacle remarquable par la précision avec laquelle celle-ci dirige ses comédiens tout en faisant attention à ménager l’effet de vérité de l’action représentée. Elle parvient ainsi à nous entraîner dans un débat métaphysique sur l’existence du mal et de Dieu, débat qui dépasse largement son ancrage historique à l’époque de la Seconde Guerre mondiale. Elle porte sur scène avec succès cet intérêt profond du Visiteur de Schmitt qui repose sur sa dimension philosophique.