Les Voyageurs du crime de Julien Lefebvre se présentent comme une élégante comédie policière qui ménage plusieurs surprises tant dans le choix des personnages qu’à travers une action scénique pétillante : elle a été mise en scène par Jean-Laurent Silvi au Théâtre Lucernaire (>).
La comédie policière dans la veine des polars tels qu’on les connaît des livres ou du cinéma est un genre dramatique qui se fait rare sur scène, sans doute à cause de son caractère trop codé. Le jeu scénique représente un certain nombre de contraintes auxquelles une narration littéraire et le film ne sont pas confrontés de la même manière et qu’ils peuvent résoudre avec souplesse : il s’agit en particulier des déplacements et des rencontres nécessités par une enquête à mener sans changements de décors pesant sur la fluidité de l’action.
L’idée ingénieuse qu’a eue Julien Lefebvre était de situer l’intrigue de sa pièce dans un train expédié de Turquie pour ne pas pouvoir s’arrêter en Bulgarie à cause d’une guerre civile en ébullition. Et ce n’est pas n’importe quel train, c’est l’Orient Express qui assure en 1908 une liaison ferroviaire entre Paris, Vienne et Istanbul. Dans celui de Julien Lefebvre se retrouvent en outre plusieurs écrivains connus rentrant en Angleterre : Arthur Conan Doyle, créateur de Sherlock Holmes, et le dramaturge George Bernard Shaw, mais aussi le père de Dracula Bram Stocker ou l’actrice américaine Miss Cartmoor. De telles circonstances romanesques ont ainsi de quoi nourrir une intrigue policière riche en rebondissements et en propos mordants pour tenir le spectateur en haleine.
La scène représente un coupé salon dans l’Orient Express aménagé avec élégance en suggérant avec une touche réaliste le côté cossu de ce train réputé pour son luxe. Un canapé trois places installé côté cour face à la salle, un tabouret, une petite table en bois, puis un canapé deux places, un grand tapis déroulé sur le devant de la scène, sur un sol en bois éclatant, tout cet ensemble relevé par des tissus rouges dégage un certain faste d’antan. Une large fenêtre, garnie de rideaux également rouges, et munie d’un écran, permet de projeter des paysages variés pour introduire dans le déroulement de l’action une temporalité extrascénique qui contraste avec l’écoulement du temps dramatique pour produire un effet d’accélération attendu dans une comédie policière. Un couloir côté jardin et deux portes raccordent le coupé salon au reste du train en ménageant une entrée mystérieuse sur le lieu du crime situé dans le compartiment attenant. D’autres éléments réalistes complètent cette scénographie haute en couleurs pour lui donner un aspect pittoresque. Les costumes d’époque confectionnés avec goût, à leur tour, transportent les spectateurs dans l’univers rêvé de l’Orient Express. La multiplication de ces éléments réalistes déjoue amplement le caractère romanesque de l’action, ses rencontres improbables comme ses péripéties en cascade, pour nous plonger avec efficacité dans la fiction. C’est très réussi : on se laisse rapidement entraîner par cette fiction éblouissante en faisant abstraction de ses invraisemblances fascinantes.
Après une entrée fracassante de G. B. Shaw, contrarié par un problème d’installation dans le train, mais aussi par sa rencontre surprenante avec Arthur Conan Doyle qu’il attribue aux manigances cocasses de Bram Stocker, le déroulement de l’action suit un rythme impétueux, sans aucun temps mort, et ce, dès lors qu’une certaine Agathe alarme tous les passagers en leur annonçant la disparition troublante de sa mère malade, Mme Miller, restée seule dans son coupé pour se reposer. Si G. B. Shaw, fin dramaturge anglais, se hasarde à dénoncer, non sans invraisemblance, au regard des pratiques matrimoniales d’époque, un coup monté par Agathe, le meurtre de Lucas poignardé dans des conditions qu’il va falloir éclairer pour démasquer le meurtrier met le feu aux poudres et relance opportunément l’action pour stimuler une ambiance inquiétante et mystérieuse qui règne dans ce dernier train parti de Turquie.
Si la première scène se démarque des autres par sa longueur, elle ne manque pas de sel, d’élan et de force : elle intrigue d’emblée les spectateurs à travers des rencontres curieuses, des entrées frappantes de personnages truculents et des incidents déconcertants qui s’enchaînent les uns après les autres à une vitesse fulgurante. Ceux-ci sont dans le même temps régulièrement ponctués par de brèves bandes sonores, très efficaces tant pour soutenir le rythme foudroyant de l’action que pour renforcer son caractère énigmatique. Les scènes qui suivent sont sensiblement plus courtes, se succèdent ainsi rapidement pour maintenir le rythme donné au début. Ce parti pris dramaturgique, fondé sur une subtile variation scénique mêlée aux rebondissements de l’intrigue, est amplement payant : l’action s’écoule pour ne s’arrêter qu’au moment où le créateur de Sherlock Homes arrive à identifier le meurtrier, mais aussi à démasquer des filouteries et des secrets d’autres personnages.
Les comédiens, tous admirables dans les rôles qu’ils défendent avec bravoure, créent des personnages différents les uns des autres dans leur posture comme dans leur caractère. Chaque comédien imprime au sien un maintien typique qui l’individualise sur le plateau en plus du costume, et ça fonctionne très bien sans que l’action s’analyse dans une analyse psychologique pesante. Entre autres, Ludovic Laroche s’impose comme un charismatique Arthur Conan Doyle qui se positionne comme la figure centrale de l’histoire. Nicolas Saint-Goerges, quant à lui, s’empare du dramaturge G. B. Show en en faisant un personnage impulsif qui relève plusieurs scènes par des accès de colère et par des propos incisifs placés avec un grand sens de la repartie. D’autres comédiens (on ne donnera pas leur nom pour ne pas briser le suspens) sont amenés à nuancer leur jeu pour distinguer la double identité de leur personnage, ce qu’ils parviennent à faire avec souplesse sans en rien laisser paraître aux spectateurs. Ils se complètent tous avec aisance pour porter l’action, sans hésiter, du début à la fin.
Les Voyageurs du crime de Julien Lefebvre enchantent ainsi les spectateurs du théâtre Lucernaire à travers une intrigue policière rondement pensée selon les besoins de la scène. La scénographie élégante de la mise en scène de Jean-Laurent Silvi et le jeu parfaitement synchronisé des comédiens relèvent pleinement le défi : c’est entraînant, épatant, adroit, le suspens est maintenu jusqu’au dernier moment.
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