Le Pain dur de Paul Claudel (1918) est le second volet d’une vaste trilogie sur la famille des Coûfontaine, s’insérant respectivement entre les drames L’Otage (1911) et Le Père humilié (1920). La compagnie La Grande Ourse le met à l’honneur dans une brillante mise en scène de Salomé Broussky présentée au théâtre Les Déchargeurs (>) : c’est une création vibrante d’émotions qui surprend par une dynamique entraînante.
Le théâtre de Claudel n’est pas celui qui suscite un grand enthousiasme de spectateurs férus de passions fortes : il ennuie généralement à cause des longueurs engendrées par des tirades interminables qui ne séduisent pas vraiment sur scène malgré leur indéniable force poétique, transcendée par le rythme cadencé du « vers » claudélien. On préfère paradoxalement les apprécier dans l’intimité bouleversante d’une lecture silencieuse. Avec Le Pain dur, qui fait partie d’une fresque familiale déroulée en trois temps différents et qui s’inscrit par-là dans un temps épique, on peut rapidement être découragé par le volume du texte et avoir ainsi l’impression de ne pas appréhender les enjeux de l’histoire faute de connaître les autres volets. Salomé Broussky, avec sa création aussi savoureuse que mordante, nous persuade cependant du contraire : porter Le Pain dur sur scène peut réussir grâce à l’invention d’une action scénique foudroyante, sans temps mort et sans essoufflement.
Au cœur de l’histoire du Pain dur se trouve un étrange parricide, passé inaperçu, dans la mesure où la mort du comte Turelure est attribuée à une simple crise cardiaque : personne ne saura, sauf Louis et la comtesse Lumîr, que cet accident a été provoqué par deux balles manquées qu’a tirées ce fils détesté pour se venger d’un père avaricieux et libidineux. Ce parricide qui intervient vers la fin du second acte relie les deux temps de l’histoire en débloquant la situation et en redessinant par-là les rapports de force entre les personnages obnubilés par un pressent besoin de l’argent qui doit leur permettre d’accéder à une certaine plénitude existentielle. S’ils déclarent tous, à un moment donné, qu’ils ne croient pas en Dieu, l’argent paraît s’être substitué à ce Dieu mort aussi bien dans le microcosme de la famille des Coûfontaine que sur le plan politique représenté par les aspirations de la comtesse Lumîr âprement déterminée à se battre pour la cause de la Pologne. Ils sont tous prêts à tout entreprendre, à sacrifier l’amour, la foi, l’honnêteté, à se sacrifier eux-mêmes, pour obtenir cet argent après lequel ils courent avec une frénésie désespérée.
Salomé Broussky imagine pour son Pain dur une scénographie très épurée, relevée par quelques objets hautement symboliques. Un fauteuil en bois placé au milieu de la scène et des tapis clairs qui recouvrent le plateau aident d’abord à situer l’action dans une pièce imprécise de la propriété du comte Turelure. Plusieurs livres entassés sur le devant de la scène et une grande croix en bronze, laissée à l’abandon, au fond, renvoient sans doute à l’ancienne bibliothèque du monastère des Coûfontaine, indiquée par Claudel dans la didascalie initiale comme le lieu de l’action. Un grand chandelier juif, allumé et manipulé à plusieurs reprises par Sichel, complète enfin ce décor dépouillé, qui traduit le vide de ce lieu dont le Dieu est renvoyé pour laisser sa place à l’intérêt et à l’argent. Les beaux costumes qui frappent par des couleurs saturées et des contrastes bien prononcés détonnent spectaculairement avec ce vide métaphysique tout en extériorisant les passions et le statut des personnages.
Dans ce saisissant jeu de couleurs, quatre comédiens créent cinq personnages fortement individualisés grâce aux postures maîtrisées qui mettent à nu leurs états d’âme. Sarah Jane Sauvegrain, dans le rôle de Sichel, donne à cette femme entretenue et intrigante, disposée à renier sans scrupules sa foi et ses origines pour se marier in extremis avec Louis, un ton incisif rehaussé par une assurance alerte et une attitude suspicieuse qui révèlent en demi-teinte son caractère calculateur. Daniel Martin incarne le vieux comte Turelure avec une ardeur diabolique : ses mouvements et ses gestes agiles, empreints d’une certaine théâtralité, traduisent amplement l’orgueil et l’appétit sexuel de ce personnage cruel qui se plaît à coincer les autres. Daniel Martin pousse son interprétation à une certaine forme de sadisme feutré qui cache subtilement une peur bleue devant la mort. Il crée également Ali, père de Sichel, en lui donnant un air hébété, quasi imbécile, à l’opposé du comte bien éveillé. Étienne Galharague, dans le rôle de Louis anxieusement attendu pendant un acte et demi, surprend par son allure juvénile d’une fraîcheur farouche : déstabilisé par la haine du père et par les détours de Lumîr, son Louis paraît douloureusement ballotter entre des émotions opposées, tout en manque de repères, et ce, même quand il prend maladroitement la place de ce père qu’il a tué. Marilou Aussilloux, enfin, est une énigmatique comtesse en proie à une profonde souffrance exprimée grâce à une étonnante palette de tons variés. Le jeu de Marilou Aussilloux nous persuade que sa comtesse, malgré une douleur réelle et un amour sincère, ne perd jamais de vue ses intérêts : ce contraste rendu avec bravoure range Lumîr parmi ces princesses quasi cornéliennes qui, douées d’une sensibilité moderne, bouleversent en émouvant.
Sur cet échiquier coloré, bousculé par des passions intéressées, les personnages se meuvent inlassablement sans jamais trouver un moment de répit. Dès l’entrée sur scène, sous une pluie battante qui ouvre l’action et termine chacun des trois actes, les comédiens se laissent aller à un jeu souple empreint d’une sensualité parfois convulsive, parfois fébrile et inquiète. Si les rencontres entre Lumîr et Louis se trouvent innervées de cette attirance haletante qui les met aux prises avec leurs intérêts, les avances et les propositions du vieux comte introduisent d’emblée dans l’action une ambiance troublante, remplie de sentiments négatifs qui plongent les autres dans des situations déroutantes, moralement discutables ou carrément immorales. Les quatre comédiens dirigés par Salomé Broussky mettent ainsi en œuvre une action palpitante, intense, ponctuée par des surprises quant aux attitudes adoptées, relancée régulièrement par des variations raffinées qui confèrent aux propos et aux gestes une force déconcertante pour tenir le spectateur en haleine du début à la fin.
Le Pain dur dans la mise en scène de Salomé Broussky nous entraîne ainsi irrésistiblement dans le tourbillon passionnel d’une action dramatique soutenue par des questions tant métaphysiques que politiques et morales. Si cette action renferme quelque chose de sombre et troublant qui fait froid dans le dos, le jeu des quatre comédiens la transcende fiévreusement pour remuer les sensibilités des spectateurs confrontés à une histoire glaçante dans l’intimité poignante du théâtre Les Déchargeurs.