Célimène et le Cardinal constitue le troisième volet de la trilogie Du Misanthrope au Cardinal mise en scène par Sylvain Martin au Théâtre La Croisée des Chemins, salle Belleville (>). Cette pièce de Jacques Rampal qui date de 1992 représente la suite du Misanthrope de Molière et de La Conversion d’Alceste de Courteline en ménageant une rencontre surprenante entre deux protagonistes de la comédie originelle, Alceste et Célimène, brillamment interprétés par Violette Erhart et Luc Franquine.
Si les suites des romans, des films ou des pièces célèbres déçoivent souvent, c’est tout le contraire de Célimène et le Cardinal : cette savoureuse pièce de Jacques Rampal se distingue d’emblée tant par la qualité de son écriture dramatique que par la conception des caractères. Ceux-ci sont des pendants tout à fait crédibles d’Alceste et de Célimène, certes vieillis de vingt ans, mais restés à maints égards fidèles à eux-mêmes. Au regard de leur rupture fracassante survenue à la fin de la pièce de Molière, confirmée par celle de Courteline, l’idée des retrouvailles entre les deux « amants » que tout opposait en réalité ne manque pas d’intriguer par un ton aigre-doux qu’elles pourraient prendre. Dans la pièce de Jacques Rampal, le coup de pouce vient de la part d’Alceste, alerté par un rêve inquiétant pour la perdition de Célimène : c’est comme ça qu’il s’introduit chez elle pour enquêter sur la nature de la vie qu’elle mène. Il le fait d’autant plus facilement qu’il peut désormais s’enorgueillir du titre de haut dignitaire de l’Église catholique et qu’il dispose d’un pouvoir dangereux. La coquetterie et le persiflage de Célimène provoquent la colère de l’ecclésiastique blessé dans son amour-propre pour se solder par un échange vif, pleinement révélateur d’anciens torts et de sentiments en veille.
Par rapport aux deux premiers volets de la trilogie jouée désormais dans son intégralité, Célimène et le Cardinal rompt avec l’ambiance de fête en posant un cadre intime pour un affrontement émotionnel et idéologique féroce entre les deux protagonistes restés seuls en scène. L’espace scénique représente le salon bourgeois bien rangé dans lequel Célimène, mariée et mère de quatre enfants, reçoit un Alceste solitaire : deux fauteuils disposés autour d’une table basse recouverte d’une nappe blanche, une étagère basse placée au fond et remplie de livres et de photos, un banc installé dans le coin côté cour, un guéridon côté jardin. Si cette scénographie reste sobre et symbolique, elle contraste avec le désordre bien arrosé des deux premiers volets. Il en va de même pour les costumes des deux personnages, celui de Célimène en particulier : elle apparaît vêtue d’une élégante robe noire et maquillée d’une façon raffinée, ce qui traduit en apparence son changement de statut. Alceste, quant à lui, avec une paire de cheveux gris, venu en habits civils, semble davantage le même : seul un chapelet qu’il manipule frénétiquement signale son entrée dans les ordres de l’Église. Le choix d’une tenue civile se charge d’une malicieuse ambiguïté quant à la finalité suspecte de sa visite qui intrigue Célimène.
Le jeu des deux comédiens, Violette Erhart et Luc Franquine, exploite avec autant d’adresse que de délicatesse des non-dits qui innervent les propos des personnages pour les plonger dans un délicieux embarras. Une gêne sensible, stimulée par un persiflage cocasse de Célimène, plane dans l’air dès sa première entrée sur scène, les mains jointes pour prier, au son d’une musique religieuse. Luc Franquine crée un Alceste sombre, grave, pieux, mais aussi colérique quand les impertinences de Célimène qu’il accuse de blasphème l’affectent dans sa foi et dans son statut de cardinal. Ces éclats de colère palpables dans un ton ferme et une contenance imperturbable impressionnent par leur efficacité parce qu’ils sont rares et réservés aux moments les plus tendus, quand par exemple Célimène conteste avec véhémence le bien-fondé du péché originel ou la réprobation de l’amour charnel, ou quand Alceste la force avec vigueur à se confesser tout en abusant de son pouvoir.
Violette Erhart, quant à elle, illumine sa Célimène vieillie d’un délicieux air de fraîcheur et de coquetterie qu’elle fait valoir à merveille dans son double jeu extrêmement subtil. Même si Célimène révèle ses véritables sentiments dans de brefs monologues ou dans certains propos explicitement maladroits, les postures ambiguës de Violette Erhart laissent toujours planer un doute épatant sur la sincérité de la belle infidèle : certes, ses regards farouches, ses moues sensuelles, ses sourires forcés et ses gestes hésitants très habiles sont intrigants, mais ils ne permettent pas de savoir à quels moments Célimène cesse de jouer Alceste pour se sentir véritablement embarrassée par sa prestance. Violette Erhart parvient ainsi avec bravoure à entrer dans une confiance ambiguë comme dans une provocation faussement naïve pour essayer de se rattraper à travers une apparence rangée. Elle crée par-là une Célimène très humaine, sensible et séductrice, agile et légère, narquoise et inquiète, animée par une volonté de sauver sa peau sans pour autant déplaire à Alceste.
Ce volet de la trilogie conçue et réalisée par Sylvain Martin, Célimène et le Cardinal, constitue ainsi une suite mordante par la teneur des propos rendus avec une ironie feutrée, dosée avec une remarquable justesse obtenue. C’est entraînant, palpitant, drôle à certains moments burlesques, mais aussi émouvant au regard de l’amour ressenti par les deux personnages qui n’arrêtent pas de se chercher pour en savoir plus sur leurs sentiments.