Le Voyage de Molière est une pièce de théâtre originale co-écrite par Pierre-Olivier Scotto et Jean-Philippe Daguerre : créée au Festival OFF d’Avignon 2022 et reprise en automne 2022 au Théâtre Lucernaire (>) avec un grand succès dans une mise en scène entraînante de Jean-Philippe Daguerre, elle est de nouveau reprise, cette fois-ci, au Théâtre du Gymnase (>). Elle embarque les spectateurs pour un voyage extraordinaire avec la troupe de Molière de passage à Pézenas et à Béziers en automne 1656.
Les zones d’ombre qui persistent dans la vie de Molière émaillée en outre de nombreuses légendes, invitent presque naturellement les auteurs de théâtre à réinventer son parcours. Certaines étapes de cet illustre parcours sont certes bien documentées pour suivre le cheminement du dramaturge, mais l’absence de tout manuscrit ne cesse de susciter des questions sur l’écriture de ses pièces. Ces interrogations sont d’autant plus intrigantes que Molière écrit en tenant compte de la composition de sa troupe qui correspond par ailleurs à un certain nombre de rôles traditionnels, et que ses pièces semblent à de maints égards aussi bien inspirées de situations réellement vécues ou observées que nourries des codes du théâtre comique en vigueur. Si on avait la possibilité de voyager dans le temps, qui ne voudrait pas alors se rendre au XVIIe siècle pour se faufiler dans l’intimité de Molière et le voir à l’œuvre entouré de ses comédiens ? L’imagination et le théâtre, du moins, permettent d’effectuer un tel voyage un peu à la manière de ces auteurs de tragédies classiques qui, eux, remodèlent des événements marquants tirés de la vie des personnages historiques de l’Antiquité romaine. Julie Deliquet, par exemple, dans sa récente création donnée à la Comédie-Française Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres, réinvente une soirée telle qu’a pu la vivre la troupe de Molière après une représentation à succès de L’École des femmes. Pierre-Olivier Scotto et Jean-Philippe Daguerre, quant à eux, imaginent la création du Dépit amoureux par l’Illustre-Théâtre au cours de son périple languedocien.
Le Voyage de Molière renferme en réalité un double voyage : d’une part, celui de la troupe de Molière en partance de Pézenas pour Béziers qui se trouve inscrite au cœur de la pièce, d’autre part, celui de Léo qui tombe « fâcheusement » dans le coma lors d’une audition où il répète la dernière scène du Dépit amoureux. C’est de cette manière romanesque entièrement invraisemblable, à travers un merveilleux songe, que le jeune étudiant en médecine rencontre et intègre la troupe de Molière. Ce fabuleux voyage dans le temps le conduit à se mêler au simple quotidien prosaïque de la vie de cette troupe de comédiens et par-là à assister et à contribuer tant soit peu à la création du Dépit amoureux. Si Léo, rebaptisé en l’occurrence Léandre, connaît parfaitement le succès et le rayonnement dont Molière jouira quelques années plus tard auprès de Louis XIV et des spectateurs parisiens du XVIIe siècle, il pèse bien ses mots pour ne pas changer le cours de l’Histoire. Les deux auteurs du Voyage de Molière ont ingénieusement articulé les deux voyages dans une action unique en instaurant une délicate tension entre le savoir historique de Léo et son apprentissage, tension dialectique qui relève certes de l’impossible mais qui provoque aussi bien le rire que la curiosité des spectateurs d’aujourd’hui.
La scénographie, quant à elle, repose sur les costumes des comédiens de Molière qui nous font voyager à eux seuls dans le XVIIe siècle en évoquant schématiquement les tenues populaires. Le costume de Léo/Léandre, en revanche, croise volontairement deux époques : un jean bleu attaché avec une ceinture en cuir, combiné avec de grandes bottes noires, une tunique en laine blanche et un manteau marron. Si le jeune homme se présente à son audition déguisé de la sorte, c’est d’abord pour pouvoir répondre à différents types de mises en scène susceptibles d’être arrêtées, mais ce déguisement l’aide par la suite à se couler dans la troupe de Molière tout en s’en détachant aussi bien par ses connaissances et sa culture maîtrisées que, visuellement, par ses habits. Cet alliage perspicace se fond cependant dans le déroulement épique du voyage de la troupe de Molière représenté à l’aide d’une scène tournante. Cette scène tournante munie d’un rideau, quand elle semble tournée par les comédiens, symbolise matériellement le voyage en carriole de Pézenas à Béziers. Elle favorise ensuite des changements de lieux rapides une fois les comédiens arrivés sur place : déjeuners, écriture, répétitions, duperie de l’évêque ou situations intimes, ces scènes variées défilent les unes après les autres suivant un rythme endiablé dans un cadre scénique autrement dépouillé. Le fond noir voilé de mystère sur lequel elles se détachent tend toutefois à nous conforter dans l’idée que tout n’est qu’un songe et que Léo/Léandre n’est qu’un double du spectateur pris pour témoin. La mise en abîme et le théâtre dans le théâtre rattrapent ainsi astucieusement la réalité et la représentation de l’impossible.
L’action du Voyage de Molière, si elle ne manque pas de révéler des tensions existantes entre les comédiens et si certaines scènes semblent émouvantes mêmes, repose essentiellement sur un comique subtil entraîné souvent par un effet de décalage. Les spectateurs rient par exemple quand Léo en dit trop sur l’époque dont il vient, quand il lâche par exemple qu’il habite « place de la République » qui n’existe pas encore et ce, dans un studio, ce que les comédiens de Molière ne comprennent pas non plus et ce qui l’oblige à l’expliquer autrement. Le moment le plus drôle représente sans doute la leçon de « l’anglois » et de musique ayant pour support les Beatles. À ces effets de décalage fondés sur des anachronismes habilement maîtrisés s’ajoutent de délicats effets de réminiscence qui proviennent de la réécriture farcesque de certaines répliques ou scènes puisées dans les pièces les plus connues de Molière qui verront le jour quelques années plus tard, comme cette scène de duperie lors de laquelle Madeleine Béjart et la Marquise du Parc tentent de séduire l’évêque de Bézier, à la manière de la fameuse scène de table insérée dans le futur Tartuffe, pour l’amener à lever l’interdiction de se rassembler instaurée en raison d’une épidémie. La scène de répétition du Dépit amoureux sous la baguette de Molière et sa représentation consécutive en raccourci, tout en interférant ambigument avec la vie des personnages, débordent d’entrain et de sel. Un violon et un violoncelle manipulés par les comédiens scandent enfin le déroulement de l’action pour prolonger le comique ou au contraire pour souligner la dimension épique du rêve de Léo. Tous les comédiens, avec une aisance époustouflante, créent des personnages individualisés hauts en couleur tout en accord avec l’image que l’on se fait d’eux au regard des témoignages conservés, qu’il s’agisse de Molière lui-même, de Madeleine Béjart, de sa fille Armande, de la Marquise du Parc ou de Gros René pour les plus connus.
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur cet excellent Voyage de Molière mis en scène par Jean-Philippe Daguerre. Cette excellence se lit sur le double plan dramaturgique et scénique : c’est une pièce aussi finement écrite que brillamment interprétée pour nous faire rêver, à travers l’imagination de Léo, du théâtre et de la vie de Molière. Peu importe que le cadre paraisse romanesque, si le spectateur se projette in fine amplement dans le rôle du jeune homme qui rêve : au double voyage fictif de Léo et de Molière se superpose fabuleusement celui d’un spectateur séduit.