Avant la retraite est une pièce de l’auteur autrichien Thomas Bernhard. Alain Françon s’est saisi de son texte sulfureux pour le mettre en scène au Théâtre de la Porte-Saint-Martin (>) dans une brillante distribution qui fait monter sur le plateau Catherine Hiegel, André Marcon et Noémie Lvovsky.
Thomas Bernhard est un dramaturge qui n’est peut-être pas très connu en France auprès du grand public malgré sa renommée internationale. Si ses pièces suscitent pourtant un certain intérêt, leurs mises en scène ne comptent pas toujours parmi les mieux réussies. C’est peut-être parce que les textes polémiques de Thomas Bernhard sont empreints d’une dimension négative et provocatrice qui conduit des metteurs en scène à les présenter sous ce même aspect également au niveau scénographique. On peut se demander quel effet produit l’expression désespérée du dégoût du monde dans une mise en scène multipliant les symboles qui détournent le jeu, les costumes, les accessoires et les décors dans ce même sens. Toute surenchère risque en effet de provoquer un malaise fâcheux qui nous amène à considérer une telle mise en scène comme une plate caricature ne parvenant pas à se départir du texte et à le dépasser par un véritable acte créateur. Alain Françon, quant à lui, aborde Avant la retraite de Thomas Bernhard, avec rigueur et avec sérieux, dans une scénographie « classique ». Ce choix dramaturgique n’est pas pour autant une solution de facilité. Il donne au texte une force de résonnance bouleversante parce qu’il ne nous oblige pas à déchiffrer des symboles superflus qui lui tendent un miroir sur scène et qui brouillent tout. Il recentre son attention sur le verbe et sur le geste fondés sur une analyse psychologique minutieuse transposée dans une représentation pure et simple. Le texte en lui-même est suffisamment dense pour se passer aisément d’une surinterprétation déplaisante. La transparence et la simplicité mêlées au sérieux permettent ainsi de pénétrer au cœur du problème de la bien-pensance de façade, que Thomas Bernhard dénonce impitoyablement dans sa pièce sur l’exemple d’une famille saluant, en cachette et avec nostalgie, le nazisme.
La scène représente un salon bourgeois ordinaire, meublé avec sobriété, sans accaparer l’œil du spectateur par un aspect matériel débordant. De gauche à droite, le salon de la famille Höller ne dispose ainsi que de quelques meubles : un guéridon autour duquel est installée Clara en fauteuil roulant, un fauteuil ordinaire dans lequel vient parfois s’asseoir Véra, alors même qu’elle repasse l’uniforme nazie de leur frère sur une grande planche dressée au fond de la scène et, enfin, un grand piano à cheval entre le salon et une sorte d’alcôve qui disparaîtra au troisième acte pour laisser place à une cheminée. Au lever du rideau, la scène impressionne par un important espace qui s’étend en profondeur jusqu’au fond du plateau et en hauteur jusqu’aux cintres dissimulés par un plafond clair d’où pend un grand lustre. L’impression de hauteur est d’autre part prolongée par deux grandes fenêtres rectangulaires dont le parapet surélevé monte au niveau des épaules des comédiens. Elles laissent entrer la lumière d’une intensité variable, venant de gauche, pour éclairer davantage le côté droit tout en suggérant le hors-scène de l’espace dramatique. Cette lumière extérieure d’un après-midi finissant, comme si le temps était nuageux avec des éclaircies, pénètre nostalgiquement le salon jusqu’à ce que les stores en planches brun foncé ne recouvrent les vitres, au début du troisième acte, pour empêcher la famille, vêtue de costumes nazis, d’être vue au cours du dîner annuel du 7 octobre, le jour même de l’anniversaire du chef SS Himmler. L’impression de pureté et d’espace renforcée par la luminosité semble discrètement jouer sur l’idée cliché que l’on peut se faire d’un appartement viennois. La robe d’un rouge éclatant que porte Véra va d’autant plus dans ce sens-là que les cheveux blonds de Catherine Hiegel noués en tresse bandeau incarnent l’austérité autrichienne. Mais tous ces éléments confondus mettent avant tout l’accent sur l’enlisement du temps dans une temporalité vague, comme si le cas de la famille Höller devait tendre à la généralisation, ce qui serait au reste conforme à la teneur des discours de Thomas Bernhard. Et, pour peu qu’on substitue au nazisme une autre idéologie aberrante, l’attitude des Höller acquiert une dimension pleinement universelle.
Le grand salon lumineux permet aux deux sœurs, Véra et Clara, attendant le retour de leur frère Rudolf, d’amener le sujet de la pièce à travers un dialogue cruel parsemé par des révélations scandaleuses sur la vie intime des Höller, famille dont le frère est un ancien officier nazi reconverti en président de tribunal mais qui continue à chérir en cachette la mémoire de Himmler. Si les textes peu dramatiques de Thomas Bernard débordent de paroles et de longs discours, Alain Françon a remédié au caractère statique d’une action essentiellement verbale en inventant un mouvement scénique qui, l’air de rien, promène discrètement le regard du spectateur à travers le salon. C’est en particulier grâce au va-et-vient du personnage de Véra chicanant sa sœur antinazie paralysée. La voix rauque de Catherine Hiegel, son regard assassin, son pas énergique et la fermeté rude que l’on observe dans sa posture confèrent à Véra un aspect diabolique jusqu’au retour tant attendu de Rudolf interprété par André Marcon. Si Véra s’adoucit un peu à la vue de son frère, Catherine Hiegel et André Marcon ne forment pas moins un couple infernal exprimant dans une complicité incestueuse aussi bien leur haine du monde industriel et des juifs que l’amour de la musique et de la nature. Cette relation malsaine, symboliquement représentée par un baiser, reste tout aussi secrète que l’adhésion à l’idéologie nazie célébrée solennellement au cours du dîner organisé autour d’une grande table dressée au milieu de la scène sous le patronage de Himmler dont le portrait se trouve sur la cheminée.
Le jeu des trois comédiens semble parfaitement maîtrisé, minutieusement calculé au moindre geste et à la moindre inflexion de la voix. Rien n’est laissé au hasard. Chaque comédien représente avec précision le rôle qui lui est imparti au sein de la famille. Comme le laissent entendre les discours des trois personnages, le jeu répond à la rigidité rituelle et répétitive de leur quotidien renfermé dans une promiscuité morbide. Ce jeu précis rejoint, à cet égard, la sobriété matérielle de la scénographie qui reflète avec éclat la vacuité absurde d’une vie dérisoire. Catherine Hiegel, avec une froide assurance, crée un personnage dominant qui effraie par les propos d’une cruelle franchise mêlés à l’attitude impitoyable avec laquelle elle traite sa sœur et avec laquelle elle regardera mourir Rudolf frappé d’une crise cardiaque. André Marcon dans le rôle du frère paraît comme un complice plus que parfait de Catherine Hiegel : il subjugue subrepticement autant les sœurs que le public grâce à l’allure distinguée qu’il adopte sans jamais tomber dans l’outrance. Quant à Noémie Lvovsky, elle prête discrètement son corps à Clara soumise au duo infernal, comme si sa dépendance crispée l’empêchait de s’émanciper tant sur le plan physique que sur celui des idées : muette, éteinte, impassible, le regard vide, elle assiste sans état d’âme au jeu hypocritement conformiste que livrent Rudolf et Véra à la société bien-pensante. Ce choix d’Alain Françon d’éluder toute caricature dans la scénographie et dans le jeu confère à sa mise en scène une dimension terrifiante. Si la caricature repose sur la conception intrinsèque de l’intrigue, les personnages portés à la scène ont l’air de tout faire comme des gens ordinaires. L’ensemble a ainsi l’air tout à fait naturel, comme si l’absurdité qui se donne en spectacle était un présupposé d’emblée accepté, ce qui rend l’action scénique redoutable : cette idée qu’il peut s’agir d’une attitude standardisée d’autant plus que tout un chacun cache quelque chose devant les autres.
Alain Françon a créé, avec Avant la retraite, un brillant spectacle qui fascine par la précision et par la justesse. Les trois comédiens excellent redoutablement dans les rôles dont ils s’emparent avec le plus grand sérieux. Le théâtre de Porte-Saint-Martin défend ainsi avec noblesse sa réputation de la première scène privée.