Théâtre de la Huchette : Contes de Ionesco

      Avec une touche personnelle, Émilie Chevrillon adapte pour le théâtre les contes écrits par Ionesco pour sa propre fille Marie-France : donnée au Théâtre de la Huchette (>), la création de ces contes divertit par des scènes cocasses dans lesquelles on reconnaît avec plaisir l’auteur de la Cantatrice chauve.

Affiche-Contes-Ionesco      Si Ionesco est devenu célèbre pour l’invention du théâtre de l’absurde, ses écrits en prose, peu nombreux en réalité, restent moins connus. Entre autres, il est auteur de Contes pour enfants de moins de trois ans qui comprennent quatre récits où il se positionne dans le rôle du père et où il s’adresse à sa propre fille ; le cinquième que l’on découvre dans la création originale d’Émilie Chevrillon est inédit. Il ne s’agit pas pour autant de contes de fées avec des personnages merveilleux traditionnels : si les quatre contes de Ionesco se distinguent par un cadre réaliste, l’action subit de telles déformations ou distorsions humoristiques qu’ils relèvent de la veine des écrits de dérision. Ionesco leur donne délibérément une tonalité burlesque en forçant certains actes jusqu’à l’absurde ou en imaginant un voyage étrange en avion sur la lune et sur le soleil à la manière du voyage imaginaire de Cyrano de Bergerac raconté dans l’Histoire comique des États et Empires de la Lune et celle du Soleil. Ionesco tend ainsi un miroir déformant à la réalité appréhendée à travers les yeux de sa fille, réalité dont les contours sont bouleversés par une part d’irrationalité et de grossissement propre à l’univers ingénu des enfants.

— Pourquoi avez-vous choisi d’adapter Les Contes de Ionesco ?
— Émilie Chevrillon : « C’est le Théâtre de Poche-Montparnasse qui m’a demandé de monter ces « Contes » de Ionesco, pour l’ouverture du théâtre en 2013 par Philippe Tesson. Je ne les connaissais pas ! Entourée de mon équipe de choc habituelle, nous avons dû monter le spectacle très rapidement, et sans moyens, ou presque… Je crois que c’est ce qui donne le sel de cette mise en scène : on a fait du théâtre en conjuguant nos imaginations, en utilisant le procédé du détournement d’objet, un scénographie simple et efficace, en cherchant à restituer, par la musique et le jeu, des sensations de l’enfance… et l’humour ionescquien a fait le reste ! »
 

      La scénographie de la mise en scène d’Émilie Chevrillon se coule dans la tradition minimaliste du plateau vide qui donne la primauté au jeu des comédiens : déplacée au gré des contes qui se succèdent les uns après les autres, une simple porte colorée constitue tout le décor pour apparaître dans la dernière séquence sous une forme miniaturisée. Si sa coloration représente d’emblée une entrée symbolique dans l’univers enfantin de Josette, mais aussi dans celui du costume bariolé d’Arlequin issu de la tradition de la commedia dell’arte, il ne lui est pas aisé de la franchir pour entrer dans la chambre de ses parents : son franchissement par la petite fille signifie en même temps l’envahissement progressif du monde des adultes par des histoires cocasses qu’elle raconte ou réclame avec insistance. Laissée d’abord au pied de cette porte fermée, en compagnie d’une gouvernante anglaise, une certaine Jacqueline, Josette ne parvient à la franchir que par étapes au prix de plusieurs arlequinades, obligée de rejouer tous les dimanches matins la même scène pour réveiller son père fatigué par le travail et les sorties. Si la répétition parodique est une indéniable source de rire, elle traduit en même temps une résistance farouche et angoissante du père aux appels de l’inépuisable Josette. Celui-ci ne semble véritablement céder que dans le dernier conte où il emmène sa fille visiter les monuments de Paris : la porte miniaturisée souligne ainsi spectaculairement que les frontières entre le père et la fille, mais aussi entre l’univers rationnel des adultes et celui des enfants, sont tombées.

— Qu’est-ce qui vous a inspirée dans vos choix dramaturgiques ?
— « Une même situation est vécue de façon différente par l’enfant et par l’adulte. C’est tout de suite ce qui m’a interpelée en lisant ces contes : on a le point de vue du Papa, de Josette (la petite fille), et de Jacqueline (la femme de ménage). Je me suis souvenue de cette sensation de l’enfance que représente la porte de la chambre des parents quand elle est fermée… tout un mystère… Donc cette porte a été le pivot et l’articulation de la mise en scène. »
 

      Émilie Chevrillon met en œuvre une action scénique haute en couleur en occupant les trois personnages des contes (Josette, le père et Jacqueline) par des actes qui lui confèrent une tonalité pleinement enjouée. A certains propos absurdes et à certains faits de l’histoire détournés se mêlent ainsi des mouvements et des gestes comiques qui les relèvent par le jeu souple des deux comédiens en suscitant aisément le rire des spectateurs. Tout est en effet prétexte à la dérision, à commencer par ce travestissement symbolique du père en gouvernante anglaise, mis en œuvre par un simple accent qui contraste drôlement avec la figure redevenue père grâce à la prise d’une pipe. Quelques accessoires, tels qu’un téléphone, un sac de couchage ou des dessins de monuments parisiens, amènent facilement les personnages à s’interroger sur leur nature, dès lors que le père apprend à Josette que le « téléphone » s’appelle « fromage » et que le « fromage » s’appelle « boîte à musique ». Ces rares accessoires détournés de leur premier emploi sont alors abondamment exploités dans des scènes colorées débordant d’invention. Une magnifique poupée, habillée de rose et empalée sur un parapluie, représente par ailleurs la mère partie en villégiature, de telle sorte que ses apparitions provoquent une drôle de fascination chez Josette aux trousses de son père.

Contes de Ionesco
Pauline Vaubaillon et Jacques Bourgaux dans Les Contes de Ionesco, Théâtre de la Huchette, 2021 © Marek Ocenas

      Cette action dynamique innervée de situations hautement comiques ne manque pas pour autant de ménager des moments empreints d’une certaine poésie à travers plusieurs chansons rondement chantées et chorégraphiées, issues de la tradition de la chanson française popularisée par les frères Jacques ou Édith Piaf. Si le voyage cyranesque sur la lune et sur le soleil, après celui dans la rivière, donne le goût d’une aventure d’apprentissage, cet élan se poursuit lors de la visite pittoresque des monuments de Paris en s’accompagnant de mini-dialogues quasi métaphysiques sur la nature de l’âme et sur la mort. C’est à cet égard que Josette éprouve copieusement le sens de la répartie de son père mal à l’aise à cause de ses questions sur des notions abstraites qui échappent généralement à l’entendement des enfants : et c’est en fin de compte Josette qui finit par trouver elle-même, à l’occasion d’une visite de Notre-Dame, que l’âme « c’est du rien qui voit et entend ». Certes, la propension constante à la parodie ne laisse pas longtemps les personnages plongés dans une sérénité grotesque, mais ces quelques moments plus délicats que piquants sont révélateurs de la complicité entre le père et la fille qui légitime par ailleurs le grossissement et la dérision.

      Les Contes de Ionesco mis en scène par Émilie Chevrillon représentent un de ces jolis spectacles qui réjouissent autant les petits que les grands : les comédiens, en alternance dans les rôles de Josette et de père et Jacqueline — Pauline Vaubaillon et Jacques Bourgaux lors de notre passage au théâtre de la Huchette —, les entraînent avec aisance dans l’univers fantaisiste de Josette qui interroge avec espièglerie la rationalité du monde des adultes.