Présentée fin septembre au Théâtre national de Bretagne Rennes, dans une mise en scène raffinée de Ludovic Lagarde de la Cie Seconde nature, la pièce de Koltès Quai Ouest a été programmée au Théâtre Amandiers-Nanterre (>) début février 2022. C’est de loin une création fascinante par la manière dont elle instaure, à travers une série de tableaux, une tension palpitante entre la mise en vie de l’espace et le jeu des comédiens.
Consacré par les créations mythiques de Patrice Chéreau, le théâtre de Koltès nous fascine depuis plusieurs décennies par son côté énigmatique. Si on l’apprécie pour cela aussi bien à la lecture que sur scène, les textes de Koltès échappent à une interprétation tant soit peu pérenne. On parvient généralement à résumer les histoires mises en œuvre, mais on ne cesse de s’interroger sur leurs significations précises en raison de leur polysémie inépuisable. Les commentaires ou témoignages de Koltès nous laissent parfois perplexes au regard des questions qu’ils soulèvent ensemble avec ses pièces polémiques tant au niveau métaphysique que du point de vue dramaturgique. D’après Koltès, Quai Ouest serait l’histoire d’un hangar portuaire désaffecté qu’il a visité lors de l’un de ses voyages à New-York et dont il voulait transposer le mystère. Mais l’introduction des personnages réunis par le hasard, au cours d’une journée, tend à déplacer l’intérêt de l’action sur leurs destins personnels qui résonnent avec les préoccupations de ces populations souterraines ou marginales dont on détourne le plus souvent les yeux. Quai Ouest n’est pas pour autant une pièce sociale, loin de là. Qu’est-ce qu’elle est alors ? Le mystère.
Ludovic Lagarde parvient à garder « intact » ce mystère qui plane autour de Quai Ouest. Il prête autant d’attention au traitement dynamique de l’espace qu’à la création d’un subtil jeu scénique. Il établit un étonnant rapport dialectique entre ces deux aspects fondamentaux de tout travail de mise en scène. Dans ce cas précis, la manipulation de la lumière et du son lui permet de décentrer le regard des spectateurs, habituellement intéressés au déroulement de l’action dramatique, pour le subjuguer par des variations d’atmosphères ainsi que par le caractère insaisissable de cet espace que les personnages semblent occuper sans pouvoir l’investir totalement. Une telle tension, un tel sentiment d’instabilité, est favorisé par la progression de l’action à travers les tableaux qui se succèdent en imposant des passages dans le noir et qui produisent par-là un effet de mosaïque et ce, d’autant plus que cette action n’accorde de place prépondérante à aucun personnage en particulier. Si les comédiens profèrent les propos impartis à leurs personnages dans des situations dialoguées, ils semblent souvent renfermés dans une énonciation poétique de discours restés lettres mortes ou taxés d’un refus volontaire d’être écoutés. Le plus énigmatique de tous, Abad ne dira, par exemple, aucun mot, même s’il a l’air d’écouter et de comprendre. Qu’en est-il des autres qui n’ont pas perdu la faculté de s’exprimer et qui se murent dans une solitude collective ? Le mystère.
La scénographie reproduit de façon schématique un lieu qui évoque un hangar abandonné : une sorte de paroi en relief scinde l’espace scénique en deux parties, le devant à la portée des spectateurs et le derrière dont ils perçoivent vaguement les contours. Plusieurs ouvertures — portail pourvu d’un rideau métallique, deux passages attenants avec des bassins d’eau plats, et fenêtres sans vitres — sont en effet disposées à deux niveaux, le rez-de-chaussée et le premier étage, de telle sorte que l’éclairage favorise un impressionnant jeu d’ombres et de lumières, et que l’écran du fond laisse entrevoir des projections de paysages, la pluie ou, le plus souvent, une mer ondoyante. Ainsi, au lever du rideau, Monique, perturbée par l’obscurité du lieu qu’elle ne connaît pas, apparaît dans une bande de lumière qui s’arrête au milieu de la scène, puis, Maurice, après l’avoir rejointe, dans une bande parallèle qui le dépasse légèrement. Quant à l’entrée de Charles, on ne perçoit d’abord, à travers le rideau métallique à moitié baissé, que les jambes d’une silhouette éclairée par une forte lumière venant du fond. Fak et Claire, installés nonchalamment à cour, sont éclairés, quant à eux, par une lumière tamisée venant de jardin. De telles variations permettent de plonger dans une (semi-)obscurité poétique ce hangar qui intrigue tant les personnages que les spectateurs et de ne dévoiler ses contours qu’en fonction de l’éclairage changeant à chaque tableau. À un moment donné, on a l’impression que ces variations suggèrent la course d’une journée, de nuit à nuit, peut-être en référence à l’écoulement du temps dans la tragédie classique. Une fois de plus, des mystères, que des mystères.
C’est dans cette ambiance empreinte d’une étrange poésie spatio-temporelle que plusieurs personnages semblent jouer la carte de leur destin, à commencer par Maurice venu accompagné par Monique pour se suicider en se laissant jeter dans l’eau. Mais son projet est traversé par l’apparition d’autres personnages qui semblent occuper le hangar faute de mieux, des immigrés en quête de bonnes affaires ou en attente de partir pour commencer une autre vie ou la terminer dans la misère. Leurs histoires se croisent à travers des rencontres fortuites qui semblent plus dépeindre leurs états d’âme qu’elles ne font avancer « l’action ». Si plusieurs décisions sont prises, elles se soldent rapidement par un échec ou ont une issue incertaine, comme cette histoire d’amour éphémère entre Fak et Claire qui se termine par un coït consommé dans un passage obscur. Plusieurs univers, bourgeois et immigrés, riches et pauvres, vieux et jeunes, s’entremêlent ici, durant quelque temps, dans une coexistence passagère, forcée par le hasard, sans que les personnages arrivent à se comprendre ou à nouer un dialogue tant soit peu empathique et sincère.
Dans un cadre spatio-temporel réputé sordide, il n’y a aucune place pour la vulgarité ou la déchéance matérielle. Les comédiens s’emparent de la création de leurs personnages avec élégance en leur donnant des attitudes tranchées qui traduisent poétiquement leur angoisse existentielle. S’il n’y a pas vraiment de personnage principal, on peut être touché par le destin de Charles qui inspire une certaine sympathie à travers son désir tchekhovien de partir, travailler et mener une autre vie que celle qui l’enserre au sein d’une famille déchirée. Micha Lescot, excellent dans ce rôle, crée un Charles sensible et vibrant d’émotions : ses longs cheveux blonds et ses gestes légèrement efféminés lui confèrent quelque chose d’émouvant qui contraste curieusement avec la froideur et le désarroi des autres personnages interprétés avec une certaine austérité mordante. De même, Léa Luce Busato, dans le rôle de Claire, avec ses mouvements sensuels relevés par une posture légèrement provocatrice, introduit dans cet univers désenchanté quelque chose de lumineux. L’ensemble produit ainsi des tensions frémissantes tout en laissant le spectateur dans le doute quant à la véritable nature des relations entre les personnages, comme ce meurtre final. Des mystères !
La mise en scène de Quai Ouest séduit carrément par la beauté paradoxale des tableaux sombres tant au niveau des histoires racontées que sur le plan scénique : Ludovic Lagarde a mis en vie cette pièce crépusculaire en transcendant la misère d’un lieu sinistré et celle de plusieurs destins humains voués à la damnation et ce, dans un ensemble délicat relevé par l’excellent jeu de tous les comédiens. Il a brillamment transposé sur scène le mystère de Koltès.