Ce 6 août 2020, ce fut la 19300e représentation de La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco dans la mise en scène de Nicolas Bataille, créée le 10 mai 1950 au Théâtre des Noctambules. Depuis sa reprise le 16 février 1957, elle est jouée au Théâtre de la Huchette.
Le temps s’est en quelque sorte arrêté à la minuscule salle du Théâtre de la Huchette, juché entre des restaurants touristiques de la rue éponyme du quartier Saint-Michel, où se pressent les spectateurs sans doute moins impatients pour découvrir La Cantatrice chauve (et La Leçon, s’ils décident de voir les deux pièces jouées l’une à la suite de l’autre) que pour comprendre comment on faisait du théâtre au tout début des années cinquante. Il ne s’agit plus de La Cantatrice chauve en tant que pièce écrite par Ionesco : il s’agit avant tout de sa mise en scène historique avec les costumes et les décors dessinés par Jacques Noël en 1957 pour sa reprise, avec La Leçon, au Théâtre de la Huchette. On espère de plus que les comédiens ont conservé autant que possible les gestes et la diction de leurs prédécesseurs pour donner aux représentations actuelles une véritable touche d’authenticité historique. Car c’est pour apprécier ce « jeu à l’ancienne » que l’on se rend au Théâtre de la Huchette. Aller voir de nos jours La Cantatrice chauve de Nicolas Bataille, c’est comme voyager dans le temps. C’est de « l’archéologie théâtrale » à l’appui d’un spectacle vivant, telle qu’on souhaiterait en faire en remontant dans des époques qui ne connaissaient pas l’audiovisuel. Mais un enregistrement, quelle qu’en soit la qualité, ne vaudra jamais une représentation avec des comédiens en chair et en os et dans un cadre spatio-temporel sans écran.
Même une bonne édition de La Cantatrice chauve, comme celle d’Emmanuel Jacquart, ne pourra jamais rendre compte de la mise en scène originelle et ce, malgré les annotations qui font état de modifications apportées par Nicolas Bataille aux didascalies contenues dans le texte de Ionesco. On décèle dans la salle et dans le jeu quelque chose d’indicible que l’écrit ne pourra jamais restituer avec autant de précisions que si on en est le témoin oculaire. Le spectateur averti aura quelques agréables surprises en confrontant le texte et la mise en scène originelle. Il découvrira le rythme prêté au déroulement de l’action et les interactions entre les comédiens qui redessinent les rapports de complicité entre les personnages de papier. Chaque nouvelle interprétation de la pièce jouera certes avec les deux éléments scéniques à sa manière, selon les sensibilités propres aux nouveaux metteurs en scène et selon les nouvelles tendances que connaît l’entreprise dramatique depuis la naissance du théâtre. Mais la mise en scène de Nicolas de Bataille a ceci de particulier que les choix faits ont été plébiscités par Ionesco lui-même comme le montre l’anecdote qui nous apprend comment le dramaturge a trouvé le nouveau titre pour la pièce qui aurait dû s’appeler L’Anglais sans peine ou L’Heure anglaise. Les comédiens perpétuent ainsi une tradition dramaturgique qui sert de repères concrets au théâtre du xxe siècle.
Je ne me souviens jamais sans plaisir des murmures de mécontentement, des indignations spontanées, des railleries, qui accueillirent l’apparition, en mai 1950, sur la scène des Noctambules, de La Cantatrice chauve. J’avais passé là une soirée extraordinairement plaisante, que les grognements et rires ironiques d’une partie des notables de l’assistance n’avaient pu que rendre plus délicieuse encore. […] Ce soir-là, ce n’est pas une fois, mais dix fois, ou quinze, ou vingt fois, que j’ai entendu ce bout de dialogue : « Mais enfin, pourquoi La Cantatrice chauve ? Aucune cantatrice n’est apparue, me semble-t-il, ma bonne amie ? — Au moins je ne l’ai pas remarquée. Et chauve ! Avez-vous vu que quelqu’un fût chauve ?… Et ce pompier ? Que vient faire là un pompier ? De qui se moque-t-on ? » Il était évident que les notables n’avaient pas « compris » ; on leur promettait une cantatrice chauve, on ne leur montrait pas de cantatrice chauve, ils se sentaient volés, ce qu’ils ne pardonnent pas : Ionesco le vit bien le lendemain. (Jacques Lemarchand, Préface de La Cantatrice chauve, dans Théâtre complet, coll. de la Pléiade, p. 3-4.)
On se dit que rien n’a changé depuis l’installation définitive de La Cantatrice chauve et de La Leçon au Théâtre de la Huchette en 1957 ― retenons cette date dans la mesure où le texte ainsi que les décors connurent quelques remaniements entre en 1950 et 1957. Mais jouer dans les costumes et les décors d’époque ne veut nécessairement pas dire jouer comme à l’époque, ce qui rend toujours suspectes les reconstructions soi-disant historiques, même celles qui comptent parmi les plus réussies. Il faut d’emblée accepter que la mise en scène originelle ait gagné en épaisseur, non seulement du point de vue des générations des comédiens qui la portent inlassablement à la scène (aspect impossible à évaluer concrètement), mais aussi pour les générations successives des spectateurs qui l’applaudissent avec enthousiasme. Au regard de la culture générale, et au regard même de l’entrée de La Cantatrice chauve au palmarès des grands classiques du xxe siècle, les spectateurs du xxie ne peuvent plus la recevoir comme ceux du début des années cinquante : avec la même naïveté, avec le même étonnement ou avec la même incompréhension. Alors que les premières représentations n’attiraient que des amateurs curieux, ceux d’aujourd’hui assistent au même spectacle avec des attentes repassées par soixante-dix ans d’histoire au cours desquels la pratique théâtrale a considérablement évolué. Le public s’est habitué tant aux incohérences qui relèvent des textes qu’aux inventions les plus déjantées de la mise en scène. La Cantatrice chauve que l’on voit aujourd’hui ne surprend donc pas de la même manière qu’il y a sept décennies ; elle ne rencontre surtout pas l’incompréhension d’autrefois. Les comédiens font alors plus que dépoussiérer les vieux décors et rhabiller les costumes démodés avec tout ce que la pérennité de la mise en scène de Nicolas Bataille a apporté à sa réception actuelle. L’expérience de La Cantatrice chauve qui ne relève pas d’un spectacle musée s’avère authentique. L’idée d’une plongée théâtrale dans le temps reste néanmoins séduisante.
Bernard Grasset était le premier homme de lettres à prendre connaissance de mon texte : il a dit que cela ne passerait pas la rampe, que cela ne valait rien. D’autres personnes encore en ont pris connaissance, leur avis était le même. Puis, Monique Lovinesco a porté la pièce à Nicolas Bataille. Ils ont décidé que cette pièce était une pièce. Tel ne fut pas l’avis des premiers critiques pour qui, non plus, cela ne passait pas la rampe. Les spectateurs sifflaient ; ceux qui riaient disaient que cette comédie n’était pas sérieuse, que c’était justement la raison pour laquelle ils riaient d’un rire qui n’était pas un rire sérieux. […] Lorsque, en 1952, à la première reprise de cette pièce, le public arrivait, Nicolas Bataille et moi-même étions tout étonnés, inquiets. On se demandait si les gens ne se trompaient pas, s’ils ne confondaient pas le théâtre de la Huchette avec le Mogador ou le Châtelet. Ils devaient arriver, certainement, par erreur. Mais non, c’est Lemarchand qui leur avait dit de venir en faisant honte au public parisien de ne pas se précipiter à notre spectacle ; Georges Neveux avait dit la même chose dans un autre article […]. (Eugène Ionesco, Les Quinze ans de ma Cantatrice, dans Le Nouvel Observateur, 10 décembre 1964.)
La scène représente un salon bourgeois inspiré de la période victorienne : les décors sont constitués de panneaux peints en vert gris imitant les boiseries sculptées garnies de pilastres et de rinceaux. Sur l’étroit devant de la scène sont installés, de droite à gauche, un banc en fer forgé couvert d’un coussin en velours jaune, une chaise et un tabouret de la même couleur. Une sorte de guéridon couvert d’une nappe en velours jaune, avec une lampe à huile posée dessus, se trouve dans le couloir aménagé entre deux parois qui mènent au fond de la scène pour servir d’entrée aux comédiens. Ceux-ci sont habillés dans des costumes en accord avec l’ancrage des décors au début du xxe siècle, en particulier pour la jupe haute en satin noir et un chemisier vert foncé portés par Mme Smith et pour le tailleur blanc gris aux manches bouffantes que Mme Martin accompagne d’un chapeau. Mary, la bonne, est vêtue d’un uniforme noir traditionnel et d’un tablier blanc avec un grand nœud dans le dos. Les comédiens hommes, quant à eux, portent des costumes qui vieillissent moins vite, à l’exception près du pompier dont le casque et le manteau noir en caoutchouc paraissent plus que datés. Ces éléments scénographiques font ainsi entrer le spectateur dans un univers doublement suranné.
Une fois les comédiens sur scène, le spectateur est séduit par leur jeu volontairement surfait avec une telle finesse que la théâtralité a l’air tout à fait naturelle à l’action réputée autrement creuse. L’afféterie recherchée de Mme Smith (Hélène Hardouin) donne le ton dès lors que celle-ci se met à parler du dîner à M. Smith (Alain Payen) caché derrière un grand journal anglais. L’action prend aussitôt de l’envol pour s’écouler à pas saccadés, interrompue çà et là par la pendule qui sonne comme bon lui semble sans que cela dérange les deux époux. Ceux-ci mêlent au contraire des clichés à des propos contradictoires avec une telle rapidité que l’absurdité qui en ressort paraît comme allant de soi. S’il y a quelque chose de guindé dans leur posture qui double la raideur de leur dialogue insensé, ils présentent cette absurdité comme parfaitement harmonieuse, comme en symbiose avec l’univers dramatique qu’ils créent pour les spectateurs. Autant Alice s’étonne au pays des merveilles de ce qui se passe autour d’elle, autant les Smith sûrs d’eux-mêmes ne manifestent aucune suspicion à l’égard du monde qui les entoure. La confiance imperturbable aux apories du langage est la plus palpable dans le passage construit autour de l’histoire de Bobby Watson débitée comme un jeu d’escarmouche. La théâtralité subtile mise en avant par les comédiens n’apparaît plus comme artificielle dès qu’on adhère à cet univers absurde des Smith, prolongé plus loin par l’arrivée des Martin (Yvette Caldas & Christian Termis) qui se reconnaissent comme époux à la suite d’un dialogue drôlement déjanté ; la bonne (Stéphanie Chodat) et le pompier (Hédi Tarkani) y mettent enfin du leur.
La mise en scène de Nicolas Bataille instaure d’autre part les complicités entre les personnages qui ne paraissent pas toujours implicites dans le texte de base. C’est plus évident pour les désaccords notamment dans le cas des Smith qui s’accrochent plusieurs fois au cours de l’action, en particulier à la suite de plusieurs sonneries à la porte sans qu’il y ait quelqu’un. Mme Smith qui ne veut plus aller ouvrir se fait alors gronder par son époux avec machisme tout en conservant le sens de la répartie que lui prête Ionesco dans son texte. C’est prévisible dans leur propos. Mais ce qui se noue à la marge du texte, c’est un jeu de séductions qui établit des complicités nouvelles. Les regards explicites de M. Smith souvent jetés sur Mme Martin assise à côté de lui sont les avances auxquelles l’intéressée ne répond finalement pas. La séduction qui se lit dans les gestes et les regards de Mme Smith et du pompier est en revanche réciproque. Les deux personnages installés de près l’un à côté de l’autre sont certes complices à plusieurs reprises. Mais leurs gestes et leurs regards laissent entendre que cette familiarité dépasse la longue amitié entre les Smith et le pompier engagé déjà avec la bonne (une nouvelle reconnaissance absurde aura ici lieu). Ces complicités partagées ou non confèrent à l’action une dynamique singulière passée sous silence dans les didascalies rajoutées par Ionesco lors des remaniements ultérieurs de sa pièce : elles relèvent avec virtuosité la dimension absurde inscrite dans l’action.
La Cantatrice chauve toujours jouée au Théâtre de la Huchette relève donc d’une expérience théâtrale sans commune mesure. Cette expérience incontournable jette un regard plus qu’éclairant sur le texte conçu par Ionesco. Elle vaut d’être faite, ne serait-ce que pour le plaisir d’aller au théâtre.