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Le Guichet Montparnasse : La Dame aux Camélias

La Dame aux Camélias

      La Dame aux Camélias est à l’origine un roman d’Alexandre Dumas fils (1848), adapté par lui-même pour le théâtre du Vaudeville (1852). Jean-Marie Ledo s’empare de cette histoire d’amour, devenue célèbre notamment grâce à La Traviata de Verdi, pour la porter sur scène, avec sa troupe Le Théâtre des 400 coups, dans une adaptation originale qui allie finement l’émotion dramatique à un récit de vie. Cette nouvelle création, conçue par Jean-Marie Ledo en collaboration avec Jean-François Labourdette, est absolument à voir au Guichet Montparnasse (>).

      L’histoire de La Dame aux Camélias appartient à ces quelques rares histoires sublimes d’un amour impossible qui nous touchent profondément, malgré leur caractère fondamentalement immoral, par la violence et la pureté de la passion irrésistible d’un jeune homme pour une courtisane célèbre, comme celle de Lucien de Rubempré pour Esther (Illusions perdues) ou celle du Chevalier des Grieux pour Manon Lescaut, explicitement citée dans le texte. Ces trois histoires racontent l’amour d’un homme désintéressé pour une femme entretenue par au moins un homme riche qui cherche à se l’attacher au mépris de toutes les conventions sociales et malgré l’amour de cette femme éprouvé pour un autre. Si elles s’inscrivent dans une durée romanesque, et qu’elles soient racontées par un amant endeuillé tant pour dire la douleur que pour les rendre mémorables, les situations dramatiques qu’elles engendrent ne manquent pas d’offrir des scènes passionnées propres à émouvoir les spectateurs par l’expression des émotions exaltées et exaltantes. Dans sa mise en scène de La Dame aux Camélias, Jean-Marie Ledo explore précisément ce rapport énigmatique entre un temps romanesque et un temps dramatique tout en mettant l’accent sur une expression délicate de la passion amoureuse.

      L’adaptation de La Dame aux Camélias conserve la situation cadre en mettant en scène celle du narrateur qui se fait raconter l’histoire de Marguerite Gautier par Armand Duval endeuillé, que ce narrateur rencontre au coin d’une rue et auquel il finit par restituer l’exemplaire de Manon Lescaut censé avoir appartenu à la femme aimée. Le narrateur, qui s’adresse explicitement aux spectateurs dans l’intimité de la salle du Guichet Montparnasse, leur fait ainsi le récit de la rencontre avec Armand Duval qui lui fait le récit de son histoire d’amour. Il institue par-là un rapport ambigu entre les spectateurs et les scènes déroulées, qui transposent ceux-ci, par le truchement d’un double récit rétrospectif, au cœur de ce qui ne semblait qu’un leurre : une histoire d’amour aussi incroyable que véritable, inspirée en réalité par l’amour d’Alexandre Dumas fils pour Marie Duplessis. Cette situation de départ qui instaure subtilement une triple temporalité n’est cependant pas introduite dans l’action pour son seul aspect anecdotique pittoresque. Elle déjoue amplement le caractère fictif de la situation cadre pour conférer à l’histoire d’amour une plus grande authenticité. Mais elle permet aussi d’atténuer les scènes les plus émouvantes propres à verser dans le mélodrame, dès lors qu’Armand Duval les coupe, quand les passions évoquées semblent avoir atteint le trop-plein, en revenant soudain au narrateur pour laisser la tension se résorber dans des sauts temporels. Cet équilibre extrêmement raffiné donne aux scènes clés retenues une grâce irrésistible en les préservant efficacement d’un pathétique larmoyant.

La Dame aux camédlias      Dans ces conditions, la scénographie de La Dame aux Camélias garde un aspect symbolique afin de faciliter des va-et-vient entre les scènes tirées du récit d’Armand et la double situation narrative. Au milieu de la scène se trouve un fauteuil ancien dans lequel est d’abord assise, le dos au public, Natacha Simic qui incarne avec élégance Marguerite Gautier et qui ne sort de scène qu’après l’annonce douloureuse de la mort de l’héroïne. Mais ce fauteuil semble moins réservé à la figure centrale de Marguerite Gautier qu’à ceux qui sont tant soit peu entrés dans sa vie : Armand, le Comte et Prudence qui y prennent le plus souvent place, alors que l’héroïne ne cesse de virevolter autour d’eux, comme pour souligner son oscillation entre les bras d’Armand et ceux du Comte, en se reposant çà et là sur le regard bienveillant de son amie Prudence, avant d’être impitoyablement happée par les bras de la mort. D’autres éléments de décor placés au fond de la scène — des banquettes basses installées dans le coin côté jardin, avec un portait à fleurs de l’héroïne, un paravent au milieu et une table recouverte de verres et d’une bouteille de champagne — sont là davantage pour suggérer en sourdine une certaine idée de confort en référence au luxe de la société mondaine. Le rouge qui domine nous évoque inlassablement le caractère passionné, quasi théâtral, de l’histoire d’amour vertigineuse. La scénographie relève ainsi la théâtralité des scènes les plus émouvantes pour en atténuer le côté spectaculaire.

      Tout à fait convaincants dans leurs rôles, les comédiens dirigés par Jean-Marie Ledo créent des personnages individualisés, doués d’une sensibilité vibrante qui les plongent dans des situations d’autant plus intenses. Si le narrateur donne un coup de pouce à l’action pour en relier par la suite les différents moments, Laurent Moulin l’incarne avec ce charisme affectueux qui suscite la confiance essentielle à convaincre les spectateurs de la véracité des faits. Jean-Marie Ledo, dans le rôle du Comte, crée quant à lui un personnage sûr de lui-même et de sa valeur personnelle au sein de la société mondaine : ses gestes assurés et sa voix ferme montrent clairement que son amour passionné n’est pas dupe de la diplomatie galante de Marguerite. Romain Châteaugiron, dans le rôle d’Armand Duval, nous séduit par l’innocence et la douceur affables qui contrastent avec l’allure plus recherchée du Comte et qui donnent ainsi à son expression de la passion ce quelque chose de nerveux qui le dévore comme de l’intérieur. De son côté, Natacha Simic s’impose comme une Marguerite très expressive en adoptant des postures fébriles et en traduisant par-là délicatement la passion, le trouble et le dilemme qui subjuguent son personnage : elle montre parfaitement l’effort surhumain de Marguerite pour maîtriser ses émotions dans les situations les plus éprouvantes. Ronan Carretti (Gaston), Maïna Louboutin (Prudence), Jean-François Labourdette (le père d’Armand) et Michelle Sevault (Nanine) s’emparent, tous, de la création des personnages secondaires avec une grande adresse.

      Présentée au Guichet Montparnasse, La Dame aux Camélias dans l’adaptation subtile de Jean-Marie Ledo et Jean-François Labourdette nous envoûte par la sensibilité et l’élégance avec lesquelles les comédiens mettent en vie une histoire d’amour célèbre : sans verser dans l’excès de pathétique, leurs personnages personnifient les passions exaltées avec cette noblesse qui nous touche en plein cœur, mais aussi avec cette humanité qui nous rapproche d’eux.

Théâtre de la Contrescarpe : Le Rêve de Mercier

      Le Rêve de Mercier est une pièce originale d’Alain Pastor, présentée dans une mise en scène vibrante de Pascal Vitiello au Théâtre Princesse Grâce de Monaco fin novembre 2021 (>), reprise au Théâtre de la Contrescarpe début janvier 2022 (>). Touché par le sort tragique de Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville (1766-1794), Alain Pastor rend un magnifique hommage à cette princesse monégasque frappée de plein de fouet par la Terreur débordante et dévorante, semée par Robespierre et ses complices.

      Dans Le Rêve de Mercier, Alain Pastor évoque l’envers de la noire période de la Révolution française, qui a été autrefois farouchement idéalisée mais que l’on considère aujourd’hui avec une plus grande lucidité. Il en propose une analyse perspicace à travers une confrontation émouvante de deux figures historiques réunies à la faveur d’une rencontre inopinée, entièrement fictive : la princesse Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville, emprisonnée à la suite de plusieurs dénonciations complaisantes, et l’écrivain Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), qui lui aussi se retrouve en prison à cause de son opposition critique à la clique menée par Robespierre.

      Alain Pastor s’intéresse de plus près au sort de la princesse dont il retrace l’histoire avec sensibilité : Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville se trouve en effet dans la dernière charrette envoyée place de la Nation, peu après la chute de Robespierre, pour y être exécutée à l’âge de 27 ans le 27 juillet 1794. La princesse compte ainsi parmi ces innombrables victimes éliminées par un régime révolutionnaire grâce à des procès montés sans pitié, sans pièces à conviction et à l’aide de témoins louches, en raison d’une condition sociale favorable. Mais Le Rêve de Mercier se présente tout d’abord comme une mise en débat virulente des événements historiques les plus emblématiques qui affectent directement les deux prisonniers amenés sur scène. La figure de l’écrivain Louis-Sébastien Mercier, qui, par le truchement de la rencontre fictive avec la princesse, est susceptible de rapporter les derniers moments de sa vie, donne à cet échange dramatique ses lettres de noblesse ainsi qu’une émotion troublante stimulée par la déception de la Révolution basculée dans un excès de violence et par le désir de vivre en paix.

Rêve de Mercier
Le Rêve de Mercier, mise en scène par Pascal Vitiello, Théâtre de la Contrescarpe, 2022 © Fabienne Rappeneau

      Le Rêve de Mercier mêle de manière originale le temps dramatique et le temps épique dans une perspective dialectique extrêmement subtile : de facture dramatique au sens classique du terme, l’action déroulée dans la cellule de Françoise-Thérèse au cours d’une seule journée, celle qui précède sa sortie de prison et son procès expédié en quelques dizaines de minutes, est en effet rattrapée par le récit de ce procès et de son exécution pour s’inscrire pleinement dans un temps historique. Les moments les plus importants de la vie de la princesse sont certes évoqués dans le débat avec Louis-Sébastien Mercier, dès lors que celui-ci découvre avec étonnement sa condition princière, et lui servent souvent même d’arguments pour se défendre contre les accusations soulevées par l’écrivain, mais l’écoulement du temps historique n’est introduit dans l’action qu’in extremis à travers une série de séquences narratives poignantes qui se succèdent rapidement au dénouement. Cette résolution frappante confère à l’attente angoissée de Françoise-Thérèse une dimension tragique au sens moderne du terme : la princesse, qui aurait pu échapper à son exécution, semble soudain balayée par un inéluctable concours de circonstances et ce, malgré les propos rassurants de l’écrivain vivement touché dans son humanité malgré les divergences politiques qui les opposent.

      La scénographie et le travail de mise en scène jouent finement avec la tension tragique obtenue grâce à la dialectique du temps inscrite dans l’action. Une petite fenêtre en bois suspendue sur un fond noir côté jardin nous transporte dans la prétendue cellule de Françoise-Thérèse plongée dans la pénombre. L’austérité de ce type de lieu réputé pour son insalubrité jure avec l’élégance d’un fauteuil Louis XVI flanqué d’une jolie petite table basse claire et d’un paravent blanc, mais aussi avec une magnifique robe à paniers orange portée par la prisonnière. Une table à écrire et une chaise en bois, placées côté cour, contrastent avec ces éléments pittoresques dont la fonction manifeste est ici de signifier le XVIIIe siècle. Tous ces éléments de décor n’ont en fin de compte qu’un rôle symbolique : évoquer un lieu d’emprisonnement et une époque historique avec cette imprécision spatio-temporelle qui situe l’action déroulée dans une réalité scénique concrète métamorphosée, comme par enchantement, en une vision fabuleuse qui s’impose à notre regard avec une plus grande force que ne l’aurait fait une scénographie naturaliste. Le spectateur a ainsi l’impression que la confrontation entre Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville et Louis-Sébastien Mercier gagne en authenticité au mépris du caractère fictif de cette rencontre forgée dans l’esprit du dramaturge. Débarrassée du superflu d’un ancrage matériel artificiel, le sort tragique de la princesse se profile dans un saisissant clair-obscur qui nous transpose dans l’intimité bouleversante de cette prisonnière tenue dans l’attente de sa comparution fatale devant le Tribunal révolutionnaire.

Rêve de Mercier
Le Rêve de Mercier, mise en scène par Pascal Vitiello, Théâtre de la Contrescarpe, 2022 © Fabienne Rappeneau

      L’action scénique, quant à elle, tient à la mise en espace d’un échange animé entre les deux protagonistes qui ne laissent d’abord rien présager sur le sort tragique de la princesse. Le spectateur trouve Séverine Cojannot, qui l’incarne avec une élégance épatante, assise dans le fauteuil du fond en train de coudre : Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville se fait surprendre par l’entrée de Louis-Sébastien Mercier qui l’entraîne malgré elle dans une polémique intéressée sur la Révolution, écrivain dont elle n’aurait jamais entendu parler. C’est Patrick Courtois qui s’empare de ce rôle avec la véhémence d’un homme politique acquis aux idées révolutionnaires d’égalité et de justice sociale. Les deux comédiens créent des personnages contrastés que tout semble opposer à l’exception notable de leur désir de retrouver leurs familles.

      Patrick Courtois donne à l’écrivain une attitude énergique et passionnée qui correspond certes à ses convictions politiques, mais la fébrilité lisible dans des gestes et mouvements agiles traduit aussi bien sa profonde inquiétude pour sa propre vie que son violent désir de paix et la sympathie éprouvée pour la princesse. Les entrées et les sorties de Mercier relancent l’action tout en stimulant l’inquiétude grandissante de Françoise-Thérèse. Séverine Cojannot l’interprète cependant avec une attitude altière en accord avec les représentations de la morgue aristocratique : un maintien parfait, les bras appuyés contre les paniers, un parler lent et une articulation distinguée, des mouvements et des gestes réfléchis, tout montre que ce personnage est issu de la haute noblesse, avant même que son identité ne soit explicitement révélée. Séverine Cojannot garde cette même attitude tout au long de l’action en la nuançant par un certain trouble à peine maîtrisé qui montre en sourdine la souffrance de la princesse séparée de ses enfants et de son pays d’adoption. A travers ces deux postures diamétralement opposées, les deux personnages paraissent ainsi en proie à une inquiétude existentielle commune tout en émouvant avec délicatesse les spectateurs présents dans la salle.

      A l’affiche au Théâtre de la Contrescarpe, Le Rêve de Mercier d’Alain Pastor est une création remarquable qui nous transpose au cœur de la sombre période révolutionnaire. Elle dresse des portraits poignants de deux figures historiques qui interrogent avec acuité notre rapport à ces événements tristement célèbres et à l’origine de notre démocratie tout en posant la question du devenir de l’homme confronté à la violence et à la manipulation. Les deux comédiens nous rassurent cependant que le sentiment d’humanité ne cesse de renaître même à ces moments sans espoir où tout semble perdu.

Allain Pastor évoque la création de sa pièce sur la Princesse Françoise-Thérèse de Choiseul-Stainville.

Studio Hébertot : Pôles de Joël Pommerat

      Pôles est une pièce créée par Joël Pommerat en 1995 au théâtre de Montluçon : c’est celle qu’il considère comme son « premier texte artistiquement abouti » et qu’il publie aux éditions Actes Sud (2003). Plus de vingt ans après, Christophe Hatey, apparu en 1995 dans le rôle de Walter, obtient le droit de la recréer, avec la compagnie Air du Verseau (>), et en collaboration avec Florence Marschal, dans une nouvelle mise en scène personnelle, programmée au Studio Hébertot début janvier 2022 (>).

      Énigmatique, l’intrigue de Pôles repose sur une reconstitution fragmentaire d’événements vécus dans un passé lointain qui échappe aux personnages réunis un jour sur un coup de hasard. C’est une de ces pièces conçues autour du travail sur la mémoire et ses défaillances dans un cadre spatio-temporel éclaté en raison de nombreux retours dans le passé qui bouleversent régulièrement le déroulement linéaire d’une action principale étendue sur une année. Ces retours dans le passé sont ordonnés autour d’un événement « horrible », celui d’un prétendu matricide survenu dans des conditions douteuses, jamais tout à fait éclairé. Une dialectique dramatique troublante se dessine ainsi entre un passé douloureux, resté suspendu dans l’impasse d’une enquête manquée, et un présent lourd de ce passé difficile à raconter. L’enjeu d’une mise en scène de Pôles semble d’emblée tenir à l’actualisation scénique de ce rapport inextricable entre les deux moments de l’action.

      Christophe Hatey s’empare de Pôles en interrogeant précisément le lien mystérieux entre le passé et le présent en regard de la grande Histoire, évoquée en sourdine dans certains propos à travers un anniversaire non spécifié qu’il s’agit de commémorer à une année d’intervalle. Pour ce faire, il opte pour la simplicité matérielle du dispositif scénique qui situe la double action de la pièce aussi bien dans une époque intemporelle que dans un lieu imprécis. Inspirée de la pratique scénique de Joël Pommerat, sa scénographie paraît tout aussi dépouillée et symbolique que celle de son maître : deux paravents blancs sont les seuls décors qui servent de cadre aux effets de lumière sur lesquels reposent l’évocation d’ambiances diverses et l’alternance des deux moments de l’action. Aucune scène ne représente ainsi un lieu réaliste mais accentue au contraire le côté onirique, de telle sorte que les personnages donnent de plus en plus l’impression qu’ils sortent de nulle part pour être finalement engloutis dans un noir de transition. Les passages dans l’obscurité renferment en effet chaque scène dans une séquence-tableau autonome, que l’on peut appréhender comme une coupe faite dans la conscience d’Elda, pour l’action principale, ou dans celle d’Alexandre-Maurice, pour les retours dans le passé.

      La première scène, où Elda nous fait part de ses troubles de mémoire, et la deuxième, où elle reçoit dans une ambiance pesante un voisin et son frère Walter accompagné d’Alexandre-Maurice, semblent les plus proches de nous grâce à un éclairage standard qui tire sur le clair. Celles qui suivent sont davantage plongées dans une pénombre bleutée, ce qui est valable notamment pour les retours dans le passé. Cette démarche permet de dérouler dans un premier temps les deux moments de l’action avec fluidité et sans confusion. Une interférence étrange se produit cependant vers le milieu pour confronter, comme dans un éclair, Alexandre-Maurice de maintenant et celui d’alors : c’est sans doute pour insister symboliquement sur le poids de ce passé qui a fait basculer sa vie dans la catastrophe. Une dialectique scénique subtile se met ainsi en place pour instaurer un lien fragile entre le présent d’Elda déroulé de manière linéaire et le passé d’Alexandre-Maurice qui ressurgit de manière intermittente pour tendre un miroir tant soit peu éclairant à l’activité mémorielle manquée.

      Seuls les costumes des personnages et certaines allusions à la grande Histoire permettent de raccorder la double action à notre présent pour bousculer nos certitudes avec une plus grande efficacité. Si l’histoire des Atrides ou celle des Labdacides restent des histoires individuelles partagées dans des récits collectifs et reléguées dans une époque tant soit peu historique, celle d’Alexandre-Maurice qu’Elda Older ne parvient pas à (faire) écrire nous paraît ainsi davantage comme celle de tout un chacun : vouée à disparaître dans des réminiscences qui ne sont que de pâles reflets de ce que les retours dans le passé montrent aux spectateurs avec netteté, à l’exception notable de la scène du matricide plongée dans une atmosphère fantastique hallucinée. Mais la mise en scène de Christophe Hatey institue une ambiguïté scénique qui ne permet pas de savoir avec certitude si ces retours dans le passé doivent se substituer à des récits de souvenirs parcellaires ou s’ils sont destinés aux spectateurs censés reconstituer eux-mêmes les faits à la place des personnages. C’est que le personnage dépositaire de ces souvenirs, Alexandre-Maurice, souffre de troubles de mémoire et, pendant un certain temps, même de mutisme. Et les efforts d’Elda Older pour lui faire écrire son histoire, puis pour l’écrire elle-même à sa place, se soldent par un échec.

      Pièce sur le travail de la mémoire, Pôles pose en même temps le problème de la mémoire de gens ordinaires frappés par un crime contre l’humanité, traité autrefois dans des tragédies d’inspiration antique. Autant l’histoire des rois des Atrides et des Labdacides fait l’objet d’un engouement inépuisable, autant celle des gens ordinaires risque de tomber dans l’oubli en l’absence de scripteur capable de la mettre en lumière. Joël Pommerat cherche à « raconter » des histoires imaginaires de ces gens ordinaires oubliés par la grande Histoire pour explorer spectaculairement leur désarroi. La mise en scène de Christophe Hatey va pleinement dans ce sens tout en plongeant l’action dans un univers inquiétant qui interroge notre rapport tant au présent qu’au réel.

      Ce qui frappe dans la mise en scène de Christophe Hatey, c’est l’efficacité angoissante avec laquelle elle maintient l’action dans une ambiguïté spatio-temporelle. Celle-ci transpose en effet le récit introducteur d’Elda Older et l’activité mémorielle qu’il déclenche dans un univers étrange de contes : non pas dans celui de contes de fées qui campe l’action avec sécurité dans un passé imaginaire, mais dans celui de contes pour adultes qui fonde un lien équivoque avec notre époque pour remuer nos sensibilités. L’histoire du prétendu matricide d’Alexandre-Maurice qui constitue le noyau épique de Pôles nous affecte par son caractère horrible. Celle de l’activité mémorielle défaillante d’Elda Older qui l’enchâsse nous perturbe par son extension possible à l’ensemble des hommes. Si Pôles de Joël Pommerat nous raconte ainsi le traumatisme de cette activité mémorielle défaillante sur le cas précis d’une fracture émotionnelle impensable, la mise en scène de Christophe Hatey réussit à nous faire ressentir ses retentissements dans une expérience théâtrale singulière. Dans cette aventure scénique, il est parfaitement servi par les comédiens de sa troupe qui créent avec conviction des personnages étourdissants. 

Manufactures des Abbesses : Truffaut correspondance

Truffaut correspondance      Présenté début décembre à la Manufacture des Abbesses (>), le spectacle Truffaut correspondance est une création originale conçue par Judith d’Aleazzo et David Nathanson de la compagnie Les Ailes de Clarence (>) pour évoquer la vie mouvementée de ce cinéaste incontournable. C’est un de ces spectacles pétillants fondés sur la mise en scène d’un récit de vie, généralement fictif, attribué à un artiste du XIXe ou du XXe siècle. Truffaut correspondance s’en distingue cependant par son caractère épistolaire : un seul-en-scène, celui de David Nathanson, amené à mettre en voix un certain nombre de lettres adressées par Truffaut à des correspondants différents. Accompagné d’Antoine Ouvrard ou Pierre Courriol au piano, le comédien crée un personnage contrasté grâce à la sensibilité avec laquelle il parvient à nuancer la tonalité des lettres choisies et à leur donner une résonance saisissante.

      Ces dernières années, on a pris l’habitude et le plaisir d’aller au théâtre pour nous faire « raconter » la vie d’un artiste connu ou celle d’une personne de son entourage proche. Ce genre de spectacles chargés de dresser un portrait pittoresque ou poignant mêle la mise en voix d’un récit de vie à des scènes jouées qui en illustrent les moments les plus marquants pour émouvoir, faire rire, questionner, susciter une réflexion ou tout cela en même temps selon le parti pris dramaturgique. S’il s’agit de récits de vie fictifs, ces spectacles sont bien documentés pour ne pas refroidir les spectateurs par des erreurs cocasses : ils s’appuient sur des recherches menées en amont avec sérieux ou sur des ouvrages à caractère biographique adaptés pour le théâtre avec précision. Ils ne prétendent pas pour autant à la véracité de l’action mise en œuvre dans la mesure où une part importante d’interprétation psychologique et morale, parfois même esthétique et philosophique, entre nécessairement en jeu dans leur création. Ils nous affectent, sur un ton confidentiel, par la singularité des destins humains tant soit peu frappants. La création de Truffaut correspondance s’inscrit dans cette même veine avec plusieurs différences notables.

Truffaut correspondance
Truffaut correspondance, Théâtre la Manufacture des Abesses, 2021 © Luca Lomazzi.

      Si Truffaut correspondance évoque la vie du cinéaste, ce n’est pas selon le procédé typique de ce genre de spectacles, c’est-à-dire en suivant le déroulement linéaire d’une action rétrospective. Les lettres de Truffaut retenues ne sont présentées ni dans un ordre chronologique ni dans celui qui reconstitue par magie la linéarité artificielle d’un récit de vie. C’est un spectacle fondé sur la juxtaposition de plusieurs « récits » variés, librement organisés selon un axe thématique implicite. De nombreuses zones d’ombre sont entraînées par le caractère éminemment circonstanciel et personnel de la lettre écrite : si certains noms ou certains détails sont ignorés par les spectateurs, la superposition de faits connus d’époques différentes ne fait qu’accentuer l’effet de mosaïque et d’incomplétude. Cet enjeu narratif introduit dans le spectacle une délicate part de mystère propre à jouer sur l’attente curieuse des spectateurs dans la mesure où ceux-ci, chacun à sa manière, s’attendent à l’évocation de certains événements, films et personnes ainsi qu’à des révélations d’ordre privé. Ce parti pris dramaturgique permet de déjouer l’impossibilité de tout raconter, mais aussi solliciter la participation des spectateurs amenés à se forger eux-mêmes un portrait de François Truffaut. Il donne de plus envie de (re)découvrir les films mentionnés et de chercher des éclaircissements.

      Truffaut correspondance séduit les spectateurs par ce que les lettres authentiques peuvent « scandaleusement » révéler de la vie intime du cinéaste. Il y a quelque chose de plus que transgressif dans la mise en voix publique d’une lettre privée, même si le détail de la vie de Truffaut et ses positions sont largement connus. Certaines lettres ne viennent que nuancer les choix défendus publiquement, dans la presse ou dans les émissions télé. C’est sans doute pour cette raison que le spectacle commence par deux lettres dans lesquelles Truffaut refuse deux scénarios différents avant de rebondir, entre autres, sur la lettre adressée au ministre de la justice au sujet du film de Chris Marker Le Joli Mai (1963). Truffaut soutient dans cet écrit, en plus du « cinéma d’expression personnelle », un film documentaire qui touche à la postérité de la guerre d’Algérie, celle du premier mois de paix. A ses positions esthétiques se mêlent ainsi des positions tant soit peu socio-politiques, même si Truffaut s’en défend explicitement, et des anecdotes tirées de sa vie intime, celle de l’enfance et de l’adolescence en particulier. Le spectacle propose un panorama énigmatique qui se transforme subrepticement en une sorte de confession au regard des souffrances et des luttes racontées à des destinataires différents qui se confondent, comme par enchantement, avec les spectateurs.

Truffaut correspondance
Truffaut correspondance, Théâtre la Manufacture des Abesses, 2021 © Luca Lomazzi.

      La scénographie conçue par Samuel Poncet installe confortablement le comédien dans un espace dramatique qui suggère d’emblée une situation de lecture, bien que David Nathanson ne lise pas, si ce n’est, de manière symbolique, une lettre qu’il finit par froisser. Plusieurs éléments de décor et les costumes situent vaguement l’action scénique dans la période des Trente Glorieuses à laquelle semble appartenir la majorité des lettres retenues. Un fauteuil, une table basse ronde et une lampe, installés côté cour, font pendants à une grande table avec un clavier intégré, côté jardin. Quelques livres et des magazines de Cahiers du cinéma, entassés en piles ou disposés sur les tables, figurent de manière pittoresque l’univers stéréotypé de François Truffaut. Un écran suspendu en fond, derrière le fauteuil, projette des images — affiches, extraits, photos — en lien avec le propos des lettres pour renforcer cet effet pittoresque. Cette scénographie, mais aussi l’accompagnement musical, réactivent ainsi les références et l’imaginaire des spectateurs tout en donnant délicatement à la représentation une profondeur plastique et sonore.

      Sans être une simple lecture expressive frontale, Truffaut correspondance s’impose comme un spectacle complexe qui confère aux lettres une certaine dimension figurative. Il ne s’agit pas, pour David Nathanson, d’incarner François Truffaut dans une perspective mimétique. Il lui prête sa voix pour proposer une interprétation animée de ses lettres en en montrant les émotions à l’aide des éléments iconographiques et sonores mentionnés : le sentiment dans des passages consacrés à Hervé Bazin ou dans la lettre à Sarah Racine-Freess, l’amusement dans celle à ses deux filles, la douleur et le désenchantement quand il est question d’enfance et d’adolescence, mais aussi l’indignation et la colère qui pénètrent Truffaut à l’égard des persécutions menées contre Sartre et à l’égard du comportement élitaire de Jean-Luc Godard dénoncé dans une lettre virulente. David Nathanson s’empare de cette mise en voix avec souplesse grâce à une gestuelle assurée et des mouvements dynamiques qui neutralisent efficacement le caractère statique de la lecture. L’accompagnement musical adroit et raffiné redynamise le spectacle en assouplissant les changements de tonalité et la juxtaposition des thèmes.

      Truffaut correspondance est un spectacle subtil qui déjoue avec finesse les codes d’un traditionnel récit de vie mais aussi ceux d’une lecture en fauteuil. Si David Nathanson ne prétend pas être Truffaut, son charisme et la force de son jeu nous entraînent rapidement dans l’univers désenchanté du cinéaste éprouvé par de nombreuses accidents de vie qui ont contribué à former une personnalité forte. Son interprétation nous convainc avec aisance de cette sensibilité bouleversante de Truffaut qui transparaît à travers ses films. Truffaut correspondance est un spectacle passionnant de haute qualité dramaturgique.

Joël Pommerat : Le Petit Chaperon rouge

      Le Petit Chaperon rouge de Joël Pommerat est une réécriture théâtrale du célèbre conte inscrit depuis des siècles dans la mémoire culturelle. Et cette réécriture est loin d’être la première en date : après Gripari ou Grumberg, le metteur en scène, devenu mythique en l’espace de quelques années, vient en 2004 avec sa propre version créée par la compagnie Louis Brouillard au Théâtre Brétigny. Depuis lors, son Petit Chaperon rouge ne cesse de sillonner la France pour être joué et rejoué avec un succès durable. Cette fois-ci, il a été remis à l’affiche par le Théâtre-de-la-Ville au Théâtre-Paris-Villette. Et c’est toujours fascinant de redécouvrir cette création et de faire une sorte d’archéologie dans les recherches de Joël Pommerat.

      L’acte de réécriture ou d’adaptation pour le théâtre est un acte de toute époque. Si ce sont généralement l’histoire et la mythologie qui font l’objet de cette démarche, c’est moins le cas des contes, destinés aux enfants et considérés par-là comme pas assez sérieux pour intéresser les adultes lors d’une sortie au théâtre. Un conte philosophique suscite au reste lui aussi la même dévalorisation et la même méfiance au regard des invraisemblances qu’il concentre copieusement pour diffuser des idées et semer des polémiques sur un mode détourné. Cette dévalorisation des contes écrits est liée aux enjeux esthétiques de leur apparition dans les années 1690, lorsque leur mode fut lancée par le succès de ceux de Mme d’Aulnoy. S’ils ont été sauvés du discrédit qui les frappait, c’est parce qu’ils ont trouvé une débouchée idéale dans un public enfantin en raison de leur prétendue dimension didactique soulignée dans plusieurs préfaces d’auteur. Qu’il s’agisse enfin de contes entièrement inventés ou de récits traditionnels transmis par la voie orale et mis en écrit à un moment donné, les mécanismes narratifs sur lesquels ils reposent interrogent avec la même acuité notre rapport ambigu à l’autre et à la différence. C’est le caractère anthropologique de ce rapport qui se trouve au cœur de l’acte de réécriture en plus des questions dramaturgiques liées à la représentation théâtrale.

      Comme ceux qui s’y sont prêtés avant lui, Joël Pommerat réécrit un conte ancien en le modernisant pour intégrer à sa trame narrative des hantises de la société contemporaine. Sans dénaturer le conte originel ou ce qui passe pour tel selon la version retenue (en général celle de Perrault ou celle des frères Grimm), il modifie la situation sociale des personnages en imaginant que le Petit Chaperon rouge vit avec sa mère dans une famille monoparentale sans mentionner l’absence du père : et comme la mère travaille beaucoup, la fille se retrouve souvent seule de la même manière que la grand-mère qui, délaissée, habite loin de chez elles. Ce faisant, Joël Pommerat introduit dans le conte des clins d’œil faits aux préoccupations existentielles de la société occidentale du début du XXIe siècle : l’émancipation et la solitude. Sans aucun parti pris sociologique, il redessine ainsi les conditions dans lesquelles évolue l’histoire du Petit Chaperon rouge en proie au désir d’agir comme les adultes et exposé en même temps à des dangers qui nous rappellent subrepticement ceux des enfants de notre époque. La rencontre avec le loup, sans les exacerber, figure ensuite ces dangers de façon allusive. La réécriture du Petit Chaperon rouge par Joël Pommerat nous tend un miroir magique pour nous parler de nous-mêmes, en demi-teinte et de façon énigmatique, à travers des suggestions feutrées.

Joël Pommerat évoque les motifs qui l’ont conduit à créer Le Petit Chaperon rouge.

     La scénographie et les lumières prolongent magnifiquement cet effet de mystère inscrit dans l’histoire. L’aménagement de l’espace se distingue par sa nudité plongée dans une semi-obscurité angoissante. Seules deux chaises qui se font face au milieu de la scène constituent des éléments de décor qui réfèrent à notre monde, pour suggérer sans doute l’idée que l’action débute dans la maison de la mère du Petit Chaperon rouge et que la petite fille y reste souvent seule. Mais ce n’est qu’une impression vague qui nous traverse l’esprit au regard des propos du narrateur et des scènes mimées en parallèle. Et le spectateur s’en contente sans la questionner davantage en sachant que l’action portée sous ses yeux est le fruit de l’imagination et de sa matérialisation sublimée dans des tableaux qu’il peut croire sortis d’une lampe à histoires. Cette imprécision spatio-temporelle relève du fait que les contes se situent dans un passé imaginaire, dont l’indice par excellence est la formule d’amorce « il était une fois ». La nudité du plateau et la semi-obscurité maintenue tout au long de la représentation s’imposent comme la traduction matérielle de ce surgissement inexplicable de l’univers merveilleux sur scène afin de réactiver des fantasmes des spectateurs. Sans chercher à se faire passer pour ce qu’elle n’est pas, l’action scénique se présente ainsi comme éminemment théâtrale.

Joël Pommerat, Le Petit Chaperon rouge © Philippe Carbonneaux

      Cette théâtralité se manifeste d’abord à travers la mise en voix du récit pris en charge par un narrateur vêtu d’un costume-cravate contemporain, fait dans des couleurs grises. Pendant ce temps, Le Petit Chaperon rouge, rejoint par sa mère peu après l’exposition de sa situation, se laisse aller à un jeu de mime pour illustrer les propos énoncés. Quand par exemple le narrateur évoque le jeu préféré de la petite fille qui aime que sa mère joue à « lui faire monstrueusement peur », celle-ci se penche grandement en avant en baissant ses bras tendus jusqu’au sol. Deux plans d’une action scénique coexistent ainsi pour se compléter en se concurrençant : le narrateur ne cesse de se déplacer et de regarder même certaines scènes mimées à l’aide de mouvements et gestes expressifs, parfois volontairement exagérés. Cette double action est relevée par des sons à caractère figuratif, comme ce bruit de pas en talon aiguille de la mère affairée ou ce gazouillement que l’on entend au moment du départ du Petit Chaperon rouge. Le jeu figuratif de la petite fille et de sa mère se trouve peu à peu comme propulsé vers les spectateurs jusqu’à la rencontre clé avec le loup lors de laquelle le narrateur se retire pour laisser parler les personnages. Tout est théâtralisé de telle sorte que l’action scénique s’impose à notre esprit avec une plus grande authenticité dans la mesure où elle semble commandée par le narrateur qui sert d’intermédiaire entre les spectateurs assis dans la salle et le monde imaginaire amené sur scène grâce à son récit.

Joël Pommerat, Le Petit Chaperon rouge © Elisabeth Carecchi

      L’effet produit sur les spectateurs est prodigieux, mêlé d’enchantement, d’étonnement, de compassion et de frayeur. Si ceux-ci peuvent, au premier abord, se sentir déboussolés par la présence du narrateur et par l’ampleur de ses prises de parole, ils se laissent progressivement séduire par la beauté des tableaux dont ils n’aperçoivent parfois que des contours flous, ce qui stimule d’autant plus leur imagination. Plusieurs mouvements et gestes semblent évoquer directement leur monde de références, tandis que l’action scénique des personnages ne lui en offre que des reflets grâce à un subtil jeu de lumière, le plus souvent concrétisé au sol. Un joli tapis de fleur obtenu par l’éclairage s’étend ainsi sur le plateau lors de la scène du flan et lors de celle du départ du Petit Chaperon rouge, ce qui se traduit par une redoutable impression de satisfaction par rapport à ce qui l’attend. La plus spectaculaire et la plus fascinante est l’apparition du loup, dont on distingue à peine les traits. L’éclairage au sol, sous forme d’une longue file de lumière dirigée vers la petite fille, a pour effet que le loup reste voilé dans une semi-obscurité énigmatique en passant, selon les propos du narrateur et la fascination de la petite fille, pour quelque chose de beau. C’est dans cette scène que la frayeur, au regard de l’action à venir, se mêle curieusement à l’enchantement produit par la féerie du tableau.

      L’adaptation du Petit Chaperon rouge par Joël Pommerat est donc une incontestable réussite dramaturgique : il n’est pas seulement question de l’histoire et de son remaniement, il s’agit aussi et surtout de l’esthétique théâtrale mise en œuvre par le metteur en scène pour rendre cette histoire à son public, que celui-ci soit enfantin et adulte. Cette esthétique théâtrale, éprouvée dans Le Petit Chaperon rouge, traverse tout son œuvre reçu avec un enthousiasme grandissant. La reprise de ce conte n’en est ainsi qu’une sublime étape qui s’est soldée par des spectacles époustouflants.