Pôles est une pièce créée par Joël Pommerat en 1995 au théâtre de Montluçon : c’est celle qu’il considère comme son « premier texte artistiquement abouti » et qu’il publie aux éditions Actes Sud (2003). Plus de vingt ans après, Christophe Hatey, apparu en 1995 dans le rôle de Walter, obtient le droit de la recréer, avec la compagnie Air du Verseau (>), et en collaboration avec Florence Marschal, dans une nouvelle mise en scène personnelle, programmée au Studio Hébertot début janvier 2022 (>).
Énigmatique, l’intrigue de Pôles repose sur une reconstitution fragmentaire d’événements vécus dans un passé lointain qui échappe aux personnages réunis un jour sur un coup de hasard. C’est une de ces pièces conçues autour du travail sur la mémoire et ses défaillances dans un cadre spatio-temporel éclaté en raison de nombreux retours dans le passé qui bouleversent régulièrement le déroulement linéaire d’une action principale étendue sur une année. Ces retours dans le passé sont ordonnés autour d’un événement « horrible », celui d’un prétendu matricide survenu dans des conditions douteuses, jamais tout à fait éclairé. Une dialectique dramatique troublante se dessine ainsi entre un passé douloureux, resté suspendu dans l’impasse d’une enquête manquée, et un présent lourd de ce passé difficile à raconter. L’enjeu d’une mise en scène de Pôles semble d’emblée tenir à l’actualisation scénique de ce rapport inextricable entre les deux moments de l’action.
Christophe Hatey s’empare de Pôles en interrogeant précisément le lien mystérieux entre le passé et le présent en regard de la grande Histoire, évoquée en sourdine dans certains propos à travers un anniversaire non spécifié qu’il s’agit de commémorer à une année d’intervalle. Pour ce faire, il opte pour la simplicité matérielle du dispositif scénique qui situe la double action de la pièce aussi bien dans une époque intemporelle que dans un lieu imprécis. Inspirée de la pratique scénique de Joël Pommerat, sa scénographie paraît tout aussi dépouillée et symbolique que celle de son maître : deux paravents blancs sont les seuls décors qui servent de cadre aux effets de lumière sur lesquels reposent l’évocation d’ambiances diverses et l’alternance des deux moments de l’action. Aucune scène ne représente ainsi un lieu réaliste mais accentue au contraire le côté onirique, de telle sorte que les personnages donnent de plus en plus l’impression qu’ils sortent de nulle part pour être finalement engloutis dans un noir de transition. Les passages dans l’obscurité renferment en effet chaque scène dans une séquence-tableau autonome, que l’on peut appréhender comme une coupe faite dans la conscience d’Elda, pour l’action principale, ou dans celle d’Alexandre-Maurice, pour les retours dans le passé.
La première scène, où Elda nous fait part de ses troubles de mémoire, et la deuxième, où elle reçoit dans une ambiance pesante un voisin et son frère Walter accompagné d’Alexandre-Maurice, semblent les plus proches de nous grâce à un éclairage standard qui tire sur le clair. Celles qui suivent sont davantage plongées dans une pénombre bleutée, ce qui est valable notamment pour les retours dans le passé. Cette démarche permet de dérouler dans un premier temps les deux moments de l’action avec fluidité et sans confusion. Une interférence étrange se produit cependant vers le milieu pour confronter, comme dans un éclair, Alexandre-Maurice de maintenant et celui d’alors : c’est sans doute pour insister symboliquement sur le poids de ce passé qui a fait basculer sa vie dans la catastrophe. Une dialectique scénique subtile se met ainsi en place pour instaurer un lien fragile entre le présent d’Elda déroulé de manière linéaire et le passé d’Alexandre-Maurice qui ressurgit de manière intermittente pour tendre un miroir tant soit peu éclairant à l’activité mémorielle manquée.
Seuls les costumes des personnages et certaines allusions à la grande Histoire permettent de raccorder la double action à notre présent pour bousculer nos certitudes avec une plus grande efficacité. Si l’histoire des Atrides ou celle des Labdacides restent des histoires individuelles partagées dans des récits collectifs et reléguées dans une époque tant soit peu historique, celle d’Alexandre-Maurice qu’Elda Older ne parvient pas à (faire) écrire nous paraît ainsi davantage comme celle de tout un chacun : vouée à disparaître dans des réminiscences qui ne sont que de pâles reflets de ce que les retours dans le passé montrent aux spectateurs avec netteté, à l’exception notable de la scène du matricide plongée dans une atmosphère fantastique hallucinée. Mais la mise en scène de Christophe Hatey institue une ambiguïté scénique qui ne permet pas de savoir avec certitude si ces retours dans le passé doivent se substituer à des récits de souvenirs parcellaires ou s’ils sont destinés aux spectateurs censés reconstituer eux-mêmes les faits à la place des personnages. C’est que le personnage dépositaire de ces souvenirs, Alexandre-Maurice, souffre de troubles de mémoire et, pendant un certain temps, même de mutisme. Et les efforts d’Elda Older pour lui faire écrire son histoire, puis pour l’écrire elle-même à sa place, se soldent par un échec.
© Virginie Gibert
Pièce sur le travail de la mémoire, Pôles pose en même temps le problème de la mémoire de gens ordinaires frappés par un crime contre l’humanité, traité autrefois dans des tragédies d’inspiration antique. Autant l’histoire des rois des Atrides et des Labdacides fait l’objet d’un engouement inépuisable, autant celle des gens ordinaires risque de tomber dans l’oubli en l’absence de scripteur capable de la mettre en lumière. Joël Pommerat cherche à « raconter » des histoires imaginaires de ces gens ordinaires oubliés par la grande Histoire pour explorer spectaculairement leur désarroi. La mise en scène de Christophe Hatey va pleinement dans ce sens tout en plongeant l’action dans un univers inquiétant qui interroge notre rapport tant au présent qu’au réel.
Ce qui frappe dans la mise en scène de Christophe Hatey, c’est l’efficacité angoissante avec laquelle elle maintient l’action dans une ambiguïté spatio-temporelle. Celle-ci transpose en effet le récit introducteur d’Elda Older et l’activité mémorielle qu’il déclenche dans un univers étrange de contes : non pas dans celui de contes de fées qui campe l’action avec sécurité dans un passé imaginaire, mais dans celui de contes pour adultes qui fonde un lien équivoque avec notre époque pour remuer nos sensibilités. L’histoire du prétendu matricide d’Alexandre-Maurice qui constitue le noyau épique de Pôles nous affecte par son caractère horrible. Celle de l’activité mémorielle défaillante d’Elda Older qui l’enchâsse nous perturbe par son extension possible à l’ensemble des hommes. Si Pôles de Joël Pommerat nous raconte ainsi le traumatisme de cette activité mémorielle défaillante sur le cas précis d’une fracture émotionnelle impensable, la mise en scène de Christophe Hatey réussit à nous faire ressentir ses retentissements dans une expérience théâtrale singulière. Dans cette aventure scénique, il est parfaitement servi par les comédiens de sa troupe qui créent avec conviction des personnages étourdissants.