Madame Van Gogh est une pièce de Cliff Paillé, mise en scène par le dramaturge lui-même au Festival d’Avignon Off en 2019 et reprise en automne au Studio Hébertot (>).
Madame Van Gogh plonge le spectateur au cœur d’un débat passionnant sur l’art ou, plus précisément, sur le rapport à l’art à la fin du XIXe siècle, à l’époque où les œuvres d’art sont loin de faire l’objet de commandes officielles de la part des autorités, telles que la Cour ou l’Église, comme c’était le cas auparavant. Un public plus considérable d’amateurs et de riches a la possibilité, depuis presque un siècle, de les fréquenter à des salons officiels ou moins officiels et de les acheter pour constituer les collections privées. Les œuvres d’art ont acquis une valeur marchande significative à la suite de l’enrichissement et de la montée de la bourgeoisie, ce qui n’est au reste pas sans conséquence sur la création dans sa dimension métaphysique et sur les recherches esthétiques effectuées par les artistes. L’on peut créer en reproduisant les archétypes et les techniques dans les codes généralement approuvés pour être sûr d’entrer dans les vues et le goût de la bourgeoisie bien-pensante qui tient les rênes de l’opinion publique non sans la moraliser. Mais l’on peut également créer sans chercher à vendre à tout prix ou sans viser la reconnaissance des institutions officielles ou, le cas échéant, du milieu artistique dont on fait partie. Cette seconde situation serait celle qui correspondrait à Van Gogh, d’autant plus que, durant sa vie, et selon la légende, il n’aurait vendu qu’un seul tableau. À sa mort, tous ses tableaux reviennent à son frère Théo, puis à sa belle-sœur, qui en hérite six mois plus tard après le décès de celui-ci, qui suit alors de très près celui du peintre. Que faire de cet héritage ? L’action de Madame Van Gogh de Cliff Paillé essaie de donner une réponse nuancée dans un tête-à-tête entraînant entre l’héritière embarrassée d’une œuvre jugée sans valeur et un ancien ami du peintre.
Avant qu’un rideau imaginaire ne se lève, Madame Van Gogh (Lyne Lebreton) est déjà installée sur scène dans un fauteuil, entourée de plusieurs piles de lettres. Elle fait le tri dans la correspondance échangée entre Van Gogh et son mari, elle prend des notes en recopiant des passages marquants, selon des thèmes retenus, pour constituer la synthèse des idées de Van Gogh sur l’art et sur la vie, apprendra-t-on plus tard. On remarque, à sa gauche, quelques esquisses accrochées à une corde, de l’autre côté de la scène, une caisse qui servira de point de repère à Émile Bernard (Romain Arnaud-Kneisky), peintre et admirateur de l’œuvre de Van Gogh. Au fond, enfin, sont projetées plusieurs peintures de Van Gogh au fur et à mesure que l’action avance. Si la pièce est centrée sur son œuvre, le peintre supposé déjà mort ne paraîtra jamais sur scène : sa présence matérielle se manifeste symboliquement à travers des clins d’œil visuels. Les deux comédiens sont habillés de costumes actuels : un pantalon noir et une chemise claire pour Émile Bernard, un jogging et un débardeur bleu foncé pour Madame Van Gogh. Sans rechercher le pittoresque d’une scénographie réaliste ou un ancrage fidèle à l’époque de l’action, la construction de l’espace scénique se contente ainsi de suggérer deux lieux différents qui sont des aires de jeu distinctes pour les deux personnages avant qu’ils ne se rencontrent face à face — dans un premier temps, ils communiquent par lettres. Et le spectateur n’a pas besoin de plus pour se laisser aspirer, sur un rythme haletant, dans les méandres de ce procès particulier fait à l’œuvre méconnue de Van Gogh à la fin du XIXe siècle.
Quel sort réserver à cet amas de tableaux qui encombrent l’appartement de Madame Van Gogh qui, en plus, a connu le peintre avant tout par le biais de maigres récits de son mari ? Émile Bernard semble avoir une idée très précise : c’est lui qui prend contact avec la veuve et la sollicite pour l’aider à organiser une exposition dès lors qu’une critique dithyrambique vient de paraître dans le Mercure de France. Selon Émile Bernard, dont l’enthousiasme est rendu avec verve par le jeune comédien, il ne faut manquer ni l’occasion ni rien qui puisse aider à faire connaître les tableaux de Van Gogh. Il est prêt à tout exploiter, y compris l’affaire de l’oreille coupée, dans la mesure où un succès de scandale interpelle un public plus large pour assurer au peintre une plus grande notoriété et pour réécrire l’histoire de l’art. Émile Bernard, dont les motifs ne sont pas toujours clairs, croit au talent de Van Gogh. Or, une telle précipitation et une telle légèreté n’entrent pas dans les vues de Madame Van Gogh, souvent agacée par la pression que lui fait subir le jeune homme : elle cherche d’abord à comprendre l’œuvre et la vie de son beau-frère avant d’accéder à une quelconque demande de sa part. C’est dans cette perspective qu’elle entretient une correspondance avec lui et qu’elle accepte de le rencontrer. Émile Bernard lui apprend alors plusieurs détails sur la vie de Van Gogh qui résonnent avec le contenu des lettres et dont elle ne se doutait pas plus que le spectateur.
Madame Van Gogh de Cliff Paillé est une pièce savoureuse et riche en rebondissements qui s’enchaînent rapidement au gré de l’enthousiasme tant soit peu louche d’Émile Bernard. Si les spectateurs ne sont pas assez naïfs pour croire que les deux comédiens soient de parfaits sosies des deux personnages incarnés, d’autant plus que les costumes et la scénographie ne font que les suggérer symboliquement, ils se laissent entraîner par ce duo virevoltant qui manifeste la passion d’un côté et une curiosité prudente de l’autre. Il se produit alors une étrange complicité émotionnelle entre la salle et la scène au fur et à mesure qu’Émile Bernard et Madame Van Gogh se rapprochent au point de se lier d’amitié pour sauver l’œuvre jusqu’alors méprisée. Romain Arnaud-Kneisky et Lyne Lebreton parviennent tous deux à nous donner envie de retourner au Musée d’Orsay pour voir les nouveaux accrochages de quelques tableaux de Van Gogh qui s’y trouvent exposés.