La célèbre pièce de Beckett En attendant Godot gravit les planches de La Scala (>) dans une excellente mise en scène d’Alain Françon. C’est une nouvelle création de la compagnie Théâtre des nuages de neige (>) préparée en co-production avec La Scala et Les Nuits de la Fourvière (Lyon).
La création d’En attendant Godot en 1953 au Théâtre de Babylone dans une mise en scène de Roger Blin a froissé les spectateurs d’époque désappointés, voire scandalisés par un « étonnant » manque d’action dramatique. Cette pièce phare du théâtre dit de l’absurde compte pourtant aujourd’hui parmi les plus grands classiques du XXe siècle. En soixante ans, les mentalités ont en effet évolué de telle sorte qu’on se presse désormais d’aller voir toute pièce de Beckett mise à l’affiche. Le spectateur averti sait que c’est pour qu’on lui montre une humanité déchue immobilisée dans une attente métaphysique de l’innommable : le nom propre de Godot représente ici symboliquement celui dont l’identité échappe entièrement aux deux personnages principaux et que ceux-ci ne sauraient donc pas reconnaître. Un tel argument traduit amplement ce que l’on a nommé dans les années 80 la « crise du personnage dans le théâtre moderne », ce théâtre d’après-guerre vidé de substance narrative et de certitudes relayées régulièrement par la bourgeoisie bien-pensante outrancièrement célébrée dans le théâtre dit de boulevard. Cette modernité n’a pas perdu de son lustre : elle continue d’interroger notre rapport fondamental à l’humain et à la vie. Le théâtre de Beckett devenu classique ne saurait être épuisé.
Il n’est pourtant pas facile de « bien » jouer du Beckett. Représenter une humanité déchue et un ennui engendré par une attente sans fin relève d’autant plus du défi que les créations d’En attendant Godot sont nombreuses et que certaines ont fait date dans l’histoire de la mise en scène. Vladimir et Estragon se retrouvent, sans arriver à se séparer, à un endroit peu précis, vaguement identifié par la présence d’un arbre desséché et d’une pierre. Ils semblent s’y retrouver quotidiennement pour espérer l’arrivée de l’énigmatique Godot qui in fine ne cesse de reporter sa venue au jour suivant. C’est ce que suggèrent leurs échanges et notamment leurs défauts de mémoire dans le second tableau qui introduit dans l’action l’écoulement d’un temps épique, impossible pourtant à mesurer si ce n’est, tant soit peu, grâce aux deux passages contingents de Pozzo et Lucky. Il s’agit dès lors, pour Vladimir et Estragon, de passer le temps, de combler cet immense vide qui conditionne leur existence suspendue dans un cadre spatial bouleversé par cette déroutante dimension temporelle. Le rapport dialectique entre l’écoulement quasi imperceptible du temps épique et son enlisement dans une attente déconcertante est inscrit dans l’action de la pièce. Il est désormais question de le représenter dans une dynamique scénique susceptible d’entraîner un trouble métaphysique sans ennuyer.
Alain Françon, dans sa relecture d’En attendant Godot, en maître incontesté, fait le pari d’une curieuse élégance scénographique avec laquelle il livre aux spectateurs la déchéance de Vladimir et Estragon comme celle de Pozzo et Lucky. Certes, les quatre personnages représentent des humains socialement déclassés — en raison de leur âge ou de leur condition —, et leur mine n’inspire pas spécialement une grande sympathie, mais leur apparence scénique est loin d’être repoussante : leurs costumes à moitié décrépis et leur pétillante balourdise dans le geste comme dans le propos entraînent un certain effet de dérision tragique qui nous amène paradoxalement à les considérer avec un regard bienveillant. Si leurs paroles et leur situation éveillent une sympathie troublante, les quatre personnages (le garçon messager mis à part du fait de la singularité de son rôle) n’évoluent pas moins dans un espace scénique qui produit un délicat vertige métaphysique : un paysage crépusculaire dressé au fond de la scène évoque d’emblée l’ambiance orageuse ou plutôt brumeuse d’une journée hivernale, ce qu’accentue dans le même temps le gribouillis de peinture blanche recouvrant le sol à la manière d’une couche de givre tapissant un champ gelé. Un tracé foncé horizontal en bas du paysage comme le ciel crémeux représenté en haut donnent une telle impression de profondeur que Vladimir et Estragon semblent littéralement perdus au milieu d’une vaste plaine sans bornes. Une grande pierre installée à jardin et un fin tronc tordu à cour dont le houppier ne comprend que deux branches soulignent enfin aussi bien le vide matériel que cette saisissante vastitude à perte de vue. Le traitement de l’espace scénique rejoint ainsi magistralement celui du temps dramatique.
Cet élégant décor n’aurait pas entraîné un irrésistible bruissement métaphysique si les comédiens ne parvenaient pas à lui insuffler une vie pétulante qui relève de l’action proprement dite. C’est par leur adroite direction qu’Alain Françon expose son savoir-faire et son sens de théâtre : il invente une subtile action scénique qui, loin d’être du remplissage, tisse un lien organique entre le jeu des comédiens et le cadre spatio-temporel. Si cette action scénique ne connaît aucun temps mort — les comédiens ne cessent d’être minutieusement occupés, qu’ils parlent, écoutent ou observent —, le mouvement scénique paraît tout à fait naturel : Alain Françon tire en effet de sa lecture textuelle de Beckett une captivante partition composée de pas, de gestes et de regards qui répondent à ce que le texte dramatique suggère dans ses moindres recoins. Certes, certains gestes et pas sont bien inscrits dans ce texte, mais ce qui compte in fine dans le cas de Beckett tient tout aussi à la justesse du rythme et du ton : inutile de forcer le trait, pour peu que les comédiens adoptent des postures naturelles qui confèrent à leur personnage une profondeur psychologique de cette humanité qu’ils disent qu’ils représentent hic et nunc, notamment dans le cas des deux compagnons inséparables, Vladimir et Estragon.
Gilles Privat, dans le rôle du premier, crée un personnage alerte qui, malgré sa légère boiterie, entraîne régulièrement un Estragon déboussolé. André Marcon donne, en effet, à celui-ci un air moins éveillé et plus résigné : son allure contraste heureusement avec celle de Vladimir tout en maintenant un menu frémissement entre les deux personnages, ce frémissement organique à la lisière des propos articulés propre à relancer l’action dès lors que celle-ci risque de déboucher dans une impasse. Pozzo maltraite certes son esclave Lucky, mais la prestance dominante volontairement autocentrée de Guillaume Levêque et la brutalité de ce rôle, faute d’excès, semblent bel et bien modérées lors de la première rencontre avec Vladimir et Estragon. C’est sans doute Lucky, incarné par Éric Berger, qui s’éloigne de l’approche humaniste des trois personnages de par une apparence et une posture tant soit peu clownesques : cette étrange figure d’esclave questionne ainsi l’humanité des trois personnages en renouvelant en catimini la dimension absurde et le malaise métaphysique qui s’installent peu à peu sur scène, mais qui risqueraient autrement de basculer dans une nouvelle normalité, progressivement circonscrite dès le lever de rideau. Enfin, Antoine Heuillet, grâce à son allure juvénile, mais aussi grâce à sa figure élancée et la douceur de ses gestes, confère au garçon, à cet énigmatique messager de Godot, une apparence angélique ambiguë. Tous les rôles, interprétés avec une grande précision, constituent dès lors un double tableau certes troublant, mais sans être radicalement sombre, celui d’une humanité à la fois en perte de souffle et en quête d’elle-même.
La création d’En attendant Godot par Alain Françon est un magnifique hommage rendu au théâtre de Beckett. Alain Françon a réussi à donner à l’attente métaphysique de Vladimir et Estragon une profondeur humaine et une force magnétisante qui nous rendent amplement sensibles aux interrogations soulevées par les cinq personnages brillamment incarnés.