Vous n’aurez pas ma haine d’Antoine Leiris est un récit autobiographique fondé sur sa lettre publiée sur Facebook trois jours après les attentats du 13 novembre 2015 au cours desquels l’ancien chroniqueur perd son épouse Hélène. C’est un témoignage certes bouleversant au regard du choc et de la brutalité des événements terroristes survenus, au regard de l’insoutenable douleur entraînée par la perte d’une personne chère, mais il est bouleversant surtout au regard de la teneur étonnamment humaniste des propos réprimant tout sentiment de haine. Cette dimension humaniste nous semble précisément d’autant plus importante que les relations humaines sont de nos jours exacerbées à tous les niveaux au mépris de toutes les valeurs mises à l’honneur par le siècle des Lumières dans lequel la société moderne ne cesse complaisamment de chercher ses racines idéologiques. Ce « témoignage magnifique de résilience et d’amour », selon les mots de l’affiche, même si ceux-ci peuvent sonner comme un cliché publicitaire, est littéralement ce que ces mots nous disent sans aucune gratuité : Vous n’aurez pas ma haine est en effet « un immense cri à la vie ». En quête d’une catharsis christique, la création théâtrale qu’en propose Olivier Desbordes mérite d’être vue et vécue de cette manière.
La mise en scène fait preuve d’une heureuse sobriété du dispositif scénique dans lequel se coule le comédien Mickaël Winum sollicité pour créer le personnage d’Antoine. La scène ne demande pas plus qu’à être vide pour laisser le texte se dérouler dans ses moindres plis comme si on cherchait à montrer délicatement une chose précieuse ou à partager un secret avec des amis intimes, comme si une très jeune fille voulait nous parler de son oiseau blessé en le manipulant entre ses petites mains avec une grande précaution. Le spectacle fondé sur le récit n’est dès lors matériellement rythmé que par quelques discrets morceaux de fonds sonores, par des effets de lumière qui scandent les transitions entre ses différents mouvements, et par un subtil jeu de clair-obscur qui permet de moduler l’expression de la souffrance aussi bien à travers les mots qu’à travers l’interprétation portée par le comédien et ce, sans basculer dans un pathétique larmoyant. Il va sans dire que le texte d’Antoine Leiris est émotionnellement chargé, même si tout est raconté avec des mots simples : la démarche d’Olivier Desbordes s’inscrit pleinement dans cette économie de moyens superflus en instaurant avec les spectateurs une sorte de communion. Le spectacle se présente ainsi comme le fruit d’un juste équilibre scénique qui favorise notre participation à cette communion intime, palpable dans la salle.
S’il s’agit de faire le deuil ou d’aider à le faire au sein d’une communauté affectée par une tragédie, ce deuil est montré avec retenue à la manière du célèbre Laocoon, ce qui permet précisément de nouer un lien intime avec les spectateurs et de les amener progressivement à se projeter dans le personnage d’Antoine : Mickaël Winum crée ce personnage, tiré infine de la vie de tous les jours, avec une grande sensibilité et sans excès de pathos. Il parvient à nous intéresser avec un simple récit qui pour autant est aussi bien difficile à raconter qu’à entendre au regard de la proximité spatio-temporelle de l’événement évoqué. Avec sa médusante voix grave, avec ses gestes sobres et ses mouvements mesurés, avec une certaine expression de souplesse prêtée à l’attitude de celui qui s’emploie à prendre le dessus sur l’indicible malheur et à avancer malgré tout, Mickaël Winum nous convainc dans son interprétation d’Antoine en suscitant en nous une forte émotion d’apaisement. Il nous convainc en outre de ce besoin fondamental de raconter un récit et de l’entendre dans cet esprit fédérateur qui caractérise les premières tragédies grecques à un ou deux personnages. Ce pari est amplement réussi. Il ne nous reste qu’à remercier le comédien d’avoir insufflé la vie au témoignage d’Antoine Leiris avec une finesse empreinte d’élégance et d’humanité : Merci, Mickaël.
Sarah Bernhardt, et la femme créa la star est une exposition historique présentée au Petit-Palais (>) à l’occasion du centième anniversaire de la disparition de cette comédienne mythique, appréhendée au travers des objets exposés comme une personnalité célèbre œuvrant inlassablement à la construction de son image. Ce parti pris n’invite pas moins à déceler derrière cette image aux accents publicitaires une femme sensible sincèrement passionnée d’art et de théâtre. Cette exposition unique a été préparée avec délicatesse par Annick Lemoine, Stéphanie Cantarutti et Cécilie Champy-Vinas.
Appelée par Cocteau « monstre sacré », Sarah Bernhardt s’est durablement inscrite dans la culture générale comme la comédienne iconique liée aux représentations de la Belle-Époque et de l’Art-Nouveau. Ce sont sans doute les affiches emblématiques réalisées par Mucha pour ses créations théâtrales qui nourrissent le plus notre intérêt pour le destin romanesque de Sarah Bernhardt, d’autant plus qu’il s’agit des créations marquantes dans l’histoire du théâtre français, à commencer par celles de La Dame aux camélias et de Lorenzaccio (1896), mais aussi celle de La Tosca (1899) de Victorien Sardou qui a in fine inspiré Giacomo Puccini pour son opéra immortel. Quand on cherche à savoir qui est l’énigmatique femme dessinée sur les affiches de Mucha, l’on découvre en effet rapidement un personnage haut en couleurs qui ne manquait ni d’audace ni de talent pour s’imposer spectaculairement comme une figure incontournable de renommée internationale — qu’elle soit adulée par les uns ou dénigrés par d’autres, selon le goût de tout un chacun — au sein de la vie artistique et mondaine parisienne. S’il n’y avait au commencement qu’une certaine passion de théâtre et une indéniable volonté de réussir, Sarah Bernhardt est admirablement parvenue aussi bien à renouveler l’engouement pour ses créations qu’à se construire comme une star moderne.
Les commissaires de l’exposition consacrée à Sarah Bernhardt proposent un parcours captivant à travers douze salles thématiques tout en instaurant une tension dialectique entre l’image donnée de la comédienne inépuisable montrée à l’œuvre et cette autre image d’autoreprésentation et d’autopromotion qu’elle n’a cessé de forger elle-même au cours de ses périples dramatiques parisiennes comme lors de ses tournées anglaises et américaines. Le nombre de ses représentations semble ainsi impressionnant, qu’il s’agisse des photos, des affiches, des peintures, des sculptures, mais aussi des dessins et des caricatures, voire des enregistrements sonores et cinématographiques. Comme programmatiques s’imposent dès lors, dans la première salle d’introduction, ces illustrations murales grandeur nature composées de photos et images iconiques de l’inoubliable Sarah Bernhardt. Le fil conducteur de l’exposition reste pour autant le théâtre ou l’art de façon générale, dans la mesure où l’activité créatrice de Sarah Bernhardt s’étend sur la peinture et sur la sculpture en particulier, ce que les commissaires ne manquent pas de souligner à plusieurs reprises en dehors de la salle 3 transformée en un véritable salon d’art. Le visiteur suit ainsi un parcours dynamique qui aborde avec équilibre différents aspects de la carrière dramatique et artistique de la comédienne relevée de ses nombreuses photographies qui l’immortalisent à des moments variés.
La scénographie de l’exposition nous plonge avec élégance dans des salles aménagées avec une certaine sobriété pour mettre pleinement en valeur les objets exposés tout en mêlant des espaces de dimensions moins importantes à de grands espaces d’allure spectaculaire. La sobriété n’exclut cependant pas le raffinement avec lequel les commissaires ont disposé les objets exposés. En traversant les salles aux dimensions plus réduites qui traitent d’aspects certes au premier abord épisodiques mais non moins fondamentaux, comme le passage décrié de Sarah Bernhardt à la Comédie-Française (salle 2) ou son engagement en tant qu’infirmière en temps de guerre, les visiteurs pénètrent dans des espaces impressionnants qui soulignent les aspects les plus marquants de sa carrière : la passion durable pour la sculpture retracée dans la salle 3 autour d’une série de sculptures installées sur un tapis rouge sous le patronage de Sarah Bernhardt représentée par Georges Clairon dans son plus célèbre portrait, ainsi que ses plus grands succès théâtraux — Froufrou, La Dames aux camélias, La Tosca, Cléopâtre, Lorenzaccio ou Phèdre — racontés notamment dans la salle 5 non seulement à travers des photographies d’époque et les célèbres affiches de Mucha, mais matérialisés aussi grâce à de magnifiques costumes portés par Sarah Bernhardt lors de leurs représentations. La salle 9, quant à elle, est consacrée au succès triomphal de la pièce oubliée d’Edmond Rostand L’Aiglon en exposant aussi bien des photographies qu’un costume d’enfant, plusieurs accessoires ayant appartenu à Sarah Bernhardt et même la maquette conservée pour l’acte II. Mentionnons également la salle 6 où l’on trouve entre autres plusieurs affiches publicitaires réalisées par des artistes renommés, et la salle 7 aménagée comme un petit wagon avec des tables interactives installées pour amener les visiteurs à reconstituer le parcours inédit des tournées internationales organisées par Sarah Bernhardt tant pour pallier ses problèmes financiers que pour donner du lustre à son rayonnement mondial.
Les visiteurs s’attendent sans doute à (re)voir les pièces les plus connues telles que son célèbre portrait provenant des collections du Petit-Palais, les affiches de Mucha ou son buste en marbre teinté de Jean-Léon Gérôme exposé au Musée d’Orsay, ce qui ne porte aucun préjudice à l’intérêt du parcours proposé parce que ces pièces maîtresses se trouvent subtilement recontextualisées par d’autres objets et des commentaires riches. Si elles réactivent d’emblée les représentations stéréotypées de Sarah Bernhardt, les nombreuses photographies et les portraits réunis, comme ceux de Louise Abbéma, semblent comme insuffler une identité organique à ces représentations figées dans le temps par des raccourcis inauthentiques et par-là comme reconstruire l’identité historique de Sarah Bernhardt ancrée dans la vie parisienne de la Belle-Époque en particulier. On décèle dès lors avec plaisir le réseau de ses relations avec des hommes de lettres et de théâtre ainsi qu’avec des artistes de son temps. L’on se trouve émus par plusieurs témoignages accompagnés de photographies, comme ceux de Maurice Rostand qui évoque la création de L’Aiglon et qui prend en photo son père Edmond et Sarah Bernhardt en train de jouer aux cartes. L’on est en revanche frappé par les costumes et les accessoires exposés non pas seulement parce qu’ils sont beaux et qu’ils ont réellement appartenu à Sarah Bernhardt, mais aussi parce qu’ils sont parvenus jusqu’à nous comme des preuves matérielles de son existence : l’on tombe immédiatement sous leur charme, comme sous celui de cette splendide robe crème que la comédienne portait dans Froufrou.
Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires est une création originale conçue par Kevin Keiss et Élise Vigier, présentée dans une mise en scène captivante en juin 2019 à la Comédie de Caen et reprise fin mars 2022 au Théâtre du Rond-Point (>). Cette création s’inscrit dans la série de portraits lancée par Marcial di Fonzo Bo à son arrivée à la direction de la Comédie de Caen. Si le titre affiche sans ambages le caractère fictif des dialogues mis en œuvre, le texte se trouve cependant librement inspiré d’essais et interviews existants. Deux brillants comédiens, Jean-Christophe Folly et Marcial di Fonzo Bo, s’emparent avec aisance de la mise en vie des deux protagonistes, un écrivain noir et un photographe juif.
Portrait Avedon-Baldwin est un double récit de vie orchestré par Élise Vigier à travers des dialogues imaginaires entre deux artistes qui étaient à l’origine des amis de lycée : le photographe Richard Avedon (1923-2004) et l’écrivain James Baldwin (1924-1987). Si c’est Richard qui semble d’abord interroger James, une simple interview se confond rapidement avec un échange intime qui conduit les deux hommes éprouvés par des tensions socio-raciales à se souvenir de leur passé avec autant de légèreté que d’émotion. Mais plutôt que d’un récit épique discontinu relevé d’« épisodes marquants joués », il s’agit ici d’une mosaïque de fragments de récit et d’anecdotes enchevêtrés les uns dans les autres pour forger en sourdine une subtile fresque sociale sur l’émancipation et le fait d’être noir et juif aux États-Unis au cours du XXe siècle. L’intrigue est pensée comme un spectacle dans lequel Richard Avedon et James Baldwin s’invitent mutuellement à revenir sur leur collaboration fructueuse sur un ouvrage commun évoqué à plusieurs reprises : Nothing Personal (1964), qui, selon les mots d’Élise Vigier, prend pour objet d’étude l’homme dans sa diversité sociale. Le spectacle constitué d’éléments biographiques attestés confère en fin de comptes à la rencontre fictive un effet de réel.
Portrait Avedon-Baldwin infléchit le « traditionnel » récit de vie dramatique qui met généralement en scène la vie de tout type d’artistes issus de milieux peu favorisés pour parvenir à percer dans le monde de la culture soumis au règne du profit et au réseaux de connaissances. C’est précisément par son caractère théâtral propre à un spectacle de gala qui questionne généralement une personne connue sur le parcours de vie à la manière de ces talk-show américains très prisés, à ceci près que la mise en scène d’Élise Vigier atténue fortement le côté spectaculaire et sensationnel pour souligner avec finesse ce qu’il y a de l’humain dans les deux parcours d’artistes. Pas de canapé placé devant un grandiose écran de paysage urbain, pas de volonté de faire un grand show parsemé de blagues à susciter des rires rapides, mais un plateau plongé dans une semi-obscurité intime et quelques accessoires tant soit peu personnels montrés çà et là aux spectateurs à l’aide de gestes explicites. Le grand écran du fond diffuse par ailleurs quelques photos d’Avedon ou des séquences vidéos soigneusement choisies tant pour illustrer certains propos ou anecdotes que pour amener une discrète ambiance de nostalgie. Ce qui séduit dans ce spectacle, c’est son équilibre étonnant : les deux comédiens provoquent aussi bien quelques rires spontanés qu’ils remuent les sensibilités à travers des témoignages poignants. C’est impressionnant !
La scène représente un plateau sans décors, avec plusieurs accessoires symboliques disposés sur les planches pour faire des clins d’œil délicats à la carrière des deux artistes : une caisse de cinéma, à jardin, avec un ordinateur portable pour gérer la projection des séquences vidéos, et des photos de famille en particulier, quelques livres grand et petit formats posés au milieu, une ou deux chaises et un grand réflecteur à cour. La scénographie insiste par-là sur la dimension très personnelle du spectacle qui semble inviter les spectateurs à pénétrer dans l’univers éminemment intime des deux artistes, univers pourtant mis à la portée du public dans leurs œuvres respectifs. Elle se refuse à le figer dans un cadre spatio-temporel historiquement marqué pour obtenir une ouverture maximale et souligner l’intemporalité des témoignages. Ces choix scénographiques sont d’autant plus prégnants qu’à plusieurs reprises les comédiens font des intrusions dans leur vie privée comme par inadvertance en confondant les personnages créés avec leurs propres destins : Marcial évoque ainsi son enfance en montrant une photo de famille à Jean-Christophe, comme Jean-Christophe montrera les siennes à Marcial en parlant du « problème » des noirs en France et en se laissant aller à un récit de vie « épisodique » bouleversant. La scénographie et le déroulement de l’action tissent par-là des liens raffinés entre les États-Unis et la France pour raccorder les problématiques évoquées à l’expérience socio-historique des spectateurs français.
L’action scénique, quant à elle, déjoue le caractère narratif des anecdotes racontées en faisant succéder des séquences composées d’autant d’interview et échanges que d’éléments chantés ou dansés et adresses faites aux spectateurs. Jean-Christophe Folly et Marcial di Fonzo Bo entretiennent avec eux un curieux lien non seulement pour rendre ambigu le rapport entre la fiction et la réalité, mais aussi et surtout pour les affecter avec une plus grande efficacité. Et ils réussissent merveilleusement en créant d’emblée des personnages aussi singuliers qu’étonnamment authentiques. Ils ne s’empêchent pas d’adopter un léger accent pittoresque pour donner à leurs postures maîtrisées ce je ne sais quoi qui nous attache vite à eux. S’il n’est pas évident de jouer un spectacle dans un spectacle, les deux comédiens parviennent avec assurance à donner à leurs personnages une prestance équilibrée, sans excès de pathos, sans forcer leur jeu, mais avec une légère touche de spontanéité. Les deux personnages d’artistes bouleversés et bouleversants s’imposent ainsi à nous avant tout comme deux êtres humains. A l’instar de Baldwin déclarant dans un message fort que « le problème des noirs n’existe pas » et qu’« il existe seul un garçon en péril », les spectateurs peuvent dès lors apprécier la mise en vie des deux personnages à travers un prisme essentiellement humain. Cette position quasi politique suggérée par Baldwin semble d’autant plus convaincante que la question soulevée par ce que représente une photographie affecte tout un chacun : James Avedon, quant à lui, pose ainsi le problème de la fabrication de la photo de famille et par-là celui de la démarche de légitimation de ceux qui cherchent désespérément à s’inscrire dans la norme imposée par la bourgeoisie traditionnelle. Jean-Christophe Folly et Marcial di Fonzo Bo portent ainsi sur scène deux personnages saisissants tant par la force de leur caractère que par leur profonde humanité qui dépasse largement des questions communautaires pour placer au centre d’intérêt l’homme en tant qu’être humain.
Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires fait donc partie de ces spectacles qui nous marquent durablement à travers des idées humanistes véhiculées sans prétention. Ce spectacle est une indéniable réussite non seulement au regard des propos et du message qu’il renferme, mais aussi grâce à la manière dont Jean-Christophe Folly et Marcial di Fonzo Bo parviennent à mettre en vie les deux artistes disparus.
La création du Misanthrope par Clément Hervieu-Léger remonte au printemps 2014 : reprise déjà deux fois, en 2015, puis en 2019, cette création fait son retour sur les planches de la salle Richelieu (>) à l’occasion de la saison Molière lancée début janvier 2022 pour célébrer la naissance du « patron » de la Comédie-Française. Si la distribution a évolué depuis, on retrouve toujours avec le même plaisir Loïc Corbery dans le rôle d’Alceste et Florence Viala dans celui d’Arsinoé. En plus de la brillante interprétation, soutenue par tous les comédiens, la mise en scène intemporelle de Clément Hervieu-Léger renferme d’indéniables qualités dramaturgiques qui en font un chef-d’œuvre.
Si certaines pièces de Molière semblent davantage ancrées dans l’époque historique de leur composition à cause de leurs sujets propres à la manière de penser le monde à l’âge classique, Le Misanthrope compte sans aucun doute parmi celles qui ont le moins vieilli. Ce qui l’emporte dans son cas, c’est le parcours d’un Alceste désenchanté, prêt à se retirer du « commerce des hommes » pour se mettre à l’abri de l’hypocrisie et de la duplicité omniprésentes, liées à l’exercice mondain de la représentation sociale. Selon le parti pris dramaturgique, Alceste peut paraître comme un personnage parfaitement extravagant à cause de son attachement excessif à la franchise, âprement opposé à tout compromis qui favorise le vivre-ensemble : l’excès peut le rendre ridicule au sein d’une microsociété qui se laisse prendre au jeu pour satisfaire à ses prérogatives. La légèreté féroce des liens sociaux et l’impossibilité de tisser des relations sincères, à l’origine de la profonde désillusion d’Alceste, infléchissent néanmoins la signification métaphysique de son attitude « extravagante ». Il peut dès lors paraître, tel un Sisyphe, voué à lutter désespérément contre la complaisance et la coquetterie qui le font reculer à chaque avancée : au terme de son parcours en cinq actes qui se solde par un cuisant échec, après avoir vainement éprouvé les sentiments de Célimène, mais aussi après avoir perdu son procès évoqué en parallèle, Alceste revient en effet à sa résolution initiale qui le hisse paradoxalement au rang de personnages tragiques modernes.
Et c’est la recherche de ce tragique moderne qui nous affecte tant dans la mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Non pas que le comique en soit complètement banni : plusieurs scènes intègrent des éléments grotesques, tels que ces gestes drôlement apprêtés d’Oronte (Serge Bagdassarian) lors de la lecture de son sonnet dérisoire, et entraînent par-là un rire grinçant. Un rire bien grinçant, dans la mesure où ces éléments qui amusent au premier abord le spectateur enfoncent en même temps Alceste dans ses sombres convictions morales qui le persuadent de vouloir vivre à l’écart des hommes. C’est enfin une question d’équilibre dramaturgique trouvé entre un Alceste désenchanté et ces personnages bons-vivants dont la volonté de briller et de plaire les rend tant soit peu « ridicules », à commencer par Célimène et ses prétendants qui ne cessent de stimuler son penchant pour la coquetterie comme pour la médisance fondée sur le brillant du trait d’esprit. De tels propos et gestes ne sauraient pas ne pas provoquer le rire, d’autant plus que le spectateur les attend souvent avec impatience. Mais ce qu’il y a d’excessif dans ces travers est aussi bien atténué par un jeu sérieux et un air de souffrance d’Alceste que par l’instauration d’ambiances singulières qui soulignent l’impasse de ces postures sociales.
La scénographie et les costumes, quant à eux, transposent l’action dans une époque vaguement proche de la nôtre. Si le costume cravate en toile d’Alceste a quelque chose de suranné qui évoque la mode de la fin du XXe siècle, et si les pantalons et les vestes en velours portés par les deux marquis tirés à quatre épingles inspirent la même impression, les vêtements des personnages féminins, Célimène comme Arsinoé, ou encore Éliante, semblent tout à fait intemporels : un contraste délicat, plus suggéré que nettement prononcé, produit par-là une tension esthétique entre l’ancrage historique de la pièce et son actualité pour nous persuader qu’à quelques années près, l’action aurait pu arriver dans un passé récent. L’aménagement de la scène va dans le même sens en privilégiant des décors et des accessoires dont l’aspect classique verse dans la même ambiguïté temporelle. Ces éléments classiques nous rappellent en effet inlassablement ce qu’on désigne souvent par le terme de « vieille-France » : sans être hors d’usage ni à la mode, ils renvoient à un certain milieu bourgeois qui n’a pas vraiment disparu. La scène représente par ailleurs un lieu de rencontre ambivalent en confondant curieusement l’intérieur du salon de Célimène et le devant de sa maison : un piano installé à jardin contre une haute paroi blanche, entre une porte et une série de trois fenêtres, contraste en effet avec un grand escalier installé à cour et menant à l’appartement de la coquette. L’ensemble situe ainsi l’action dans un entre-deux spatio-temporel efficace quant à l’impression d’intemporalité.
Clément Hervieu-Léger invente dans le même temps une fascinante action scénique qui confère à la teneur des propos une résonance résolument mélancolique et ce, dès lors que des attitudes « dérisoires » commencent à se mêler à la « tragédie » d’Alceste. Aucun comédien ne bascule pour autant dans l’excès, si ce n’est, à l’exception près, la Célimène d’Adeline d’Hermy qui se laisse aller lors du déjeuner à d’élégants « fous rires » pour relever le mordant des portraits dressés. Les regards et les sourires gênés des deux marquis, interprétés avec un air de noblesse par Clément Hervieu-Léger et Yoann Gasiorowski, contrastent avec cette jovialité gratuite tout en montrant Célimène isolée dans son rôle de coquette courue par distraction. Ce saisissant contraste donne au déjeuner un goût d’autant plus amer et pesant que la compagnie rassemblée autour d’elle ne s’amuse in fine qu’en apparence et au grand dam d’un Alceste désabusé. C’est enfin la création de ce personnage qui instaure une tension tragique dans une ambiance légèrement folâtre amenée par des effets de lumière pittoresques et des bandes sonores apaisantes. Si Loïc Corbery parvient à contenir la virulence des diatribes d’Alceste à un niveau ferme avec justesse, il donne à l’amour de son personnage pour Célimène une dimension passionnée : son Alceste nous affecte précisément par son déchirement métaphysique entraîné par cet amour dévorant et irrationnel pour une femme qui incarne tout ce qu’il « déteste » et dénonce dès son entrée en scène. Il y a quelque chose de charnel dans les gestes perplexes et les inflexions vibrantes de la voix de Loïc Corbery qui crée un personnage doué d’une étonnante sensibilité.
Si l’action repose essentiellement sur le dire, tous les comédiens se laissent aller à un pétillant jeu scénique pour pallier toute impression d’immobilisme : le spectateur assiste à une représentation dynamique qui allie avec finesse la parole aux gestes et mouvements, amplement révélateurs des dispositions morales et sentimentales des personnages. Aucun temps mort n’enlise ainsi l’action dans une simple diction : « il se passe toujours quelque chose » qui occupe le regard du spectateur, ne serait-ce que ces entrées et sorties des domestiques qui viennent ouvrir les volets ou qui apportent des objets pour préparer la scène du déjeuner. La manipulation des accessoires remplit peu à peu la scène en suivant l’écoulement d’une journée, pour que celle-ci soit progressivement vidée dès le troisième acte. Si Philinte, incarné avec élégance par Éric Génovèse, ne parvient pas à ramener son ami à un compromis, l’arrivée d’Arsinoé précipite Alceste dans sa pression grandissante exercée sur Célimène. Florence Viala crée ce rôle de fausse prude avec assurance tout en montrant ses délicats détours qui trahissent en sourdine sa rancune contre Célimène comme son penchant pour Alceste. Adeline d’Hermy peut dès lors s’abandonner un charmant persiflage pour convaincre la fausse prude de sa mauvaise foi. La comédienne incarne ainsi une Célimène gracieuse et sûre de sa position privilégiée au sein de la société mondaine. Si rien ne semble la déstabiliser pour de vrai, Adeline d’Hermy montre admirablement que sa Célimène assume coûte que coûte ce rôle de coquette à la mode pour ne rien perdre de son avantage social : certains sourires forcés persuadent pourtant les spectateurs que ce rôle n’est pas vécu sans douleur. L’ensemble est ainsi très subtil et entraînant, pensé au moindre détail plus pour suggérer certains états d’âme que pour donner des réponses toutes faites.
La création du Misanthrope par Clément Hervieu-Léger est ainsi pour moi la plus élégante et la plus convaincante mise en scène de cette pièce de Molière que j’aie jamais vue. Et je l’ai vue et revue plusieurs fois depuis sa première création pour être ainsi persuadé de ses qualités esthétiques et dramaturgiques éprouvées par le temps.
Le Petit Chaperon rouge de Joël Pommerat est une réécriture théâtrale du célèbre conte inscrit depuis des siècles dans la mémoire culturelle. Et cette réécriture est loin d’être la première en date : après Gripari ou Grumberg, le metteur en scène, devenu mythique en l’espace de quelques années, vient en 2004 avec sa propre version créée par la compagnie Louis Brouillard au Théâtre Brétigny. Depuis lors, son Petit Chaperon rouge ne cesse de sillonner la France pour être joué et rejoué avec un succès durable. Cette fois-ci, il a été remis à l’affiche par le Théâtre-de-la-Ville au Théâtre-Paris-Villette. Et c’est toujours fascinant de redécouvrir cette création et de faire une sorte d’archéologie dans les recherches de Joël Pommerat.
L’acte de réécriture ou d’adaptation pour le théâtre est un acte de toute époque. Si ce sont généralement l’histoire et la mythologie qui font l’objet de cette démarche, c’est moins le cas des contes, destinés aux enfants et considérés par-là comme pas assez sérieux pour intéresser les adultes lors d’une sortie au théâtre. Un conte philosophique suscite au reste lui aussi la même dévalorisation et la même méfiance au regard des invraisemblances qu’il concentre copieusement pour diffuser des idées et semer des polémiques sur un mode détourné. Cette dévalorisation des contes écrits est liée aux enjeux esthétiques de leur apparition dans les années 1690, lorsque leur mode fut lancée par le succès de ceux de Mme d’Aulnoy. S’ils ont été sauvés du discrédit qui les frappait, c’est parce qu’ils ont trouvé une débouchée idéale dans un public enfantin en raison de leur prétendue dimension didactique soulignée dans plusieurs préfaces d’auteur. Qu’il s’agisse enfin de contes entièrement inventés ou de récits traditionnels transmis par la voie orale et mis en écrit à un moment donné, les mécanismes narratifs sur lesquels ils reposent interrogent avec la même acuité notre rapport ambigu à l’autre et à la différence. C’est le caractère anthropologique de ce rapport qui se trouve au cœur de l’acte de réécriture en plus des questions dramaturgiques liées à la représentation théâtrale.
Comme ceux qui s’y sont prêtés avant lui, Joël Pommerat réécrit un conte ancien en le modernisant pour intégrer à sa trame narrative des hantises de la société contemporaine. Sans dénaturer le conte originel ou ce qui passe pour tel selon la version retenue (en général celle de Perrault ou celle des frères Grimm), il modifie la situation sociale des personnages en imaginant que le Petit Chaperon rouge vit avec sa mère dans une famille monoparentale sans mentionner l’absence du père : et comme la mère travaille beaucoup, la fille se retrouve souvent seule de la même manière que la grand-mère qui, délaissée, habite loin de chez elles. Ce faisant, Joël Pommerat introduit dans le conte des clins d’œil faits aux préoccupations existentielles de la société occidentale du début du XXIe siècle : l’émancipation et la solitude. Sans aucun parti pris sociologique, il redessine ainsi les conditions dans lesquelles évolue l’histoire du Petit Chaperon rouge en proie au désir d’agir comme les adultes et exposé en même temps à des dangers qui nous rappellent subrepticement ceux des enfants de notre époque. La rencontre avec le loup, sans les exacerber, figure ensuite ces dangers de façon allusive. La réécriture du Petit Chaperon rouge par Joël Pommerat nous tend un miroir magique pour nous parler de nous-mêmes, en demi-teinte et de façon énigmatique, à travers des suggestions feutrées.
Joël Pommerat évoque les motifs qui l’ont conduit à créer Le Petit Chaperon rouge.
La scénographie et les lumières prolongent magnifiquement cet effet de mystère inscrit dans l’histoire. L’aménagement de l’espace se distingue par sa nudité plongée dans une semi-obscurité angoissante. Seules deux chaises qui se font face au milieu de la scène constituent des éléments de décor qui réfèrent à notre monde, pour suggérer sans doute l’idée que l’action débute dans la maison de la mère du Petit Chaperon rouge et que la petite fille y reste souvent seule. Mais ce n’est qu’une impression vague qui nous traverse l’esprit au regard des propos du narrateur et des scènes mimées en parallèle. Et le spectateur s’en contente sans la questionner davantage en sachant que l’action portée sous ses yeux est le fruit de l’imagination et de sa matérialisation sublimée dans des tableaux qu’il peut croire sortis d’une lampe à histoires. Cette imprécision spatio-temporelle relève du fait que les contes se situent dans un passé imaginaire, dont l’indice par excellence est la formule d’amorce « il était une fois ». La nudité du plateau et la semi-obscurité maintenue tout au long de la représentation s’imposent comme la traduction matérielle de ce surgissement inexplicable de l’univers merveilleux sur scène afin de réactiver des fantasmes des spectateurs. Sans chercher à se faire passer pour ce qu’elle n’est pas, l’action scénique se présente ainsi comme éminemment théâtrale.
Cette théâtralité se manifeste d’abord à travers la mise en voix du récit pris en charge par un narrateur vêtu d’un costume-cravate contemporain, fait dans des couleurs grises. Pendant ce temps, Le Petit Chaperon rouge, rejoint par sa mère peu après l’exposition de sa situation, se laisse aller à un jeu de mime pour illustrer les propos énoncés. Quand par exemple le narrateur évoque le jeu préféré de la petite fille qui aime que sa mère joue à « lui faire monstrueusement peur », celle-ci se penche grandement en avant en baissant ses bras tendus jusqu’au sol. Deux plans d’une action scénique coexistent ainsi pour se compléter en se concurrençant : le narrateur ne cesse de se déplacer et de regarder même certaines scènes mimées à l’aide de mouvements et gestes expressifs, parfois volontairement exagérés. Cette double action est relevée par des sons à caractère figuratif, comme ce bruit de pas en talon aiguille de la mère affairée ou ce gazouillement que l’on entend au moment du départ du Petit Chaperon rouge. Le jeu figuratif de la petite fille et de sa mère se trouve peu à peu comme propulsé vers les spectateurs jusqu’à la rencontre clé avec le loup lors de laquelle le narrateur se retire pour laisser parler les personnages. Tout est théâtralisé de telle sorte que l’action scénique s’impose à notre esprit avec une plus grande authenticité dans la mesure où elle semble commandée par le narrateur qui sert d’intermédiaire entre les spectateurs assis dans la salle et le monde imaginaire amené sur scène grâce à son récit.
L’effet produit sur les spectateurs est prodigieux, mêlé d’enchantement, d’étonnement, de compassion et de frayeur. Si ceux-ci peuvent, au premier abord, se sentir déboussolés par la présence du narrateur et par l’ampleur de ses prises de parole, ils se laissent progressivement séduire par la beauté des tableaux dont ils n’aperçoivent parfois que des contours flous, ce qui stimule d’autant plus leur imagination. Plusieurs mouvements et gestes semblent évoquer directement leur monde de références, tandis que l’action scénique des personnages ne lui en offre que des reflets grâce à un subtil jeu de lumière, le plus souvent concrétisé au sol. Un joli tapis de fleur obtenu par l’éclairage s’étend ainsi sur le plateau lors de la scène du flan et lors de celle du départ du Petit Chaperon rouge, ce qui se traduit par une redoutable impression de satisfaction par rapport à ce qui l’attend. La plus spectaculaire et la plus fascinante est l’apparition du loup, dont on distingue à peine les traits. L’éclairage au sol, sous forme d’une longue file de lumière dirigée vers la petite fille, a pour effet que le loup reste voilé dans une semi-obscurité énigmatique en passant, selon les propos du narrateur et la fascination de la petite fille, pour quelque chose de beau. C’est dans cette scène que la frayeur, au regard de l’action à venir, se mêle curieusement à l’enchantement produit par la féerie du tableau.
L’adaptation du Petit Chaperon rouge par Joël Pommerat est donc une incontestable réussite dramaturgique : il n’est pas seulement question de l’histoire et de son remaniement, il s’agit aussi et surtout de l’esthétique théâtrale mise en œuvre par le metteur en scène pour rendre cette histoire à son public, que celui-ci soit enfantin et adulte. Cette esthétique théâtrale, éprouvée dans Le Petit Chaperon rouge, traverse tout son œuvre reçu avec un enthousiasme grandissant. La reprise de ce conte n’en est ainsi qu’une sublime étape qui s’est soldée par des spectacles époustouflants.