Les Filles aux mains jaunes est une pièce de Michel Bellier, mise en scène par Johanna Boyé à l’occasion du Festival d’Avignon 2019. Les aléas liés à la récente crise sanitaire ont repoussé sa programmation parisienne au Théâtre Rive-Gauche au début de l’automne 2022 (>). Il reste que c’est un spectacle puissant qui allie avec succès une histoire forte et un jeu amplement maîtrisé, un spectacle émouvant fondé sur quatre histoires de femme enchevêtrées dans une action qui écrit l’Histoire des Femmes.
Notre époque, sous-tendue par différents courants de pensée militants, s’interroge régulièrement sur le rôle des femmes au sein de la société en dénonçant dans le même temps les injustices dont elles ont été et sont toujours souvent victimes. Certains de ces courants et mouvements basculent cependant dans un militantisme étriqué qui ne rencontre guère un accueil favorable auprès du grand public et entraîne parfois même des réticences contraires aux revendications qu’il porte. Aborder la condition des femmes au théâtre ou au cinéma peut ainsi s’avérer épineux, puisque les spectateurs se méfient généralement de ces spectacles politiquement orientés qui prennent un parti prononcé en faveur d’un mouvement, d’où l’importance de traiter ce genre de sujets avec circonspection. Michel Bellier, dans sa pièce Les Filles aux mains jaunes, écarte cet écueil en transposant un discours tant soit peu féministe dans une histoire particulière de quatre femmes issues certes de classes populaires, mais imprégnées de visions du monde bien divergentes. La qualité de son écriture sensible tient précisément au caractère narratif de sa pièce à valeur de témoignage, pièce historique qui greffe le discours sur les femmes sur une action épique qui met en avant leur destin sur le plan humain.
Michel Bellier situe l’action des Filles aux mains jaunes au tout début de la Première Guerre mondiale, à ce moment angoissant où sonne symboliquement le tocsin en signe de mobilisation pour les hommes et où les femmes restées dans le pays sont sollicitées pour remplacer ceux-ci dans des usines. Les quatre héroïnes de la pièce — Jeanne, Julie, Rose et Louise — intègrent progressivement une usine d’armement où elles sont amenées à fabriquer des obus en manipulant une matière toxique qui leur laisse des traces jaunes aux mains. C’est la dernière arrivée Louise, militante féministe célibataire et sans enfants, qui introduit des idées progressistes dans son atelier non sans rencontrer une certaine méfiance, voire une opposition de principe aux revendications en faveur des femmes au sein d’une société dominée par les hommes, à commencer par le salaire égal à celui de leurs homologues masculins ou le droit de travailler dans des conditions matérielles décentes. Si Louise s’impose comme la figure principale qui bouleverse le quotidien ordinaire d’autres ouvrières, elle agit en fin de compte en toute discrétion, ce qui permet de donner la voix égale aux trois autres personnages et de confronter leurs positions socio-politiques à travers des fragments de récit de vie, que celles-ci relèvent d’un traditionalisme conservateur ou d’une ouverture prudente aux nouvelles idées. Michel Bellier met ainsi en œuvre une fabuleuse fresque historique fondée sur une dialectique vibrante entraînée par la mise en relation de la dimension essentiellement humaine de l’action et du mouvement de l’Histoire.
Johanna Boyé se saisit de ces enjeux narratifs et idéologiques en les transposant dans une mise en scène efficace reposant sur une scénographie figurative qui reproduit schématiquement un atelier d’usine. Tandis que les parois latérales grisâtres, garnies de fenêtres et portes, délimitent l’espace scénique des deux côtés de la scène, des châssis mobiles assurent non seulement une ouverture vers le public, mais favorisent tout aussi ses réaménagements rapides compte tenu de la succession bien rythmée de scènes généralement courtes. Si le gros de l’action se déroule ainsi dans l’usine, les quatre femmes n’y restent pas pour autant enfermées dans un huis-clos étouffant : certes, on les voit çà et là à l’œuvre au son d’une musique retentissante en dessinant des gestes symboliques qui montrent leur corvée quotidienne, mais elles se déplacent le plus souvent en train de discuter, s’encourager ou se chamailler, en sortant ou en entrant, à deux ou à trois ; elles restent parfois seule en proie à une solitude pesante qui dévoile leurs états d’âme les plus intimes par le truchement de brefs monologues établissant une certaine connivence avec les spectateurs. De plus, elles ne manquent pas d’investir la salle pour distribuer des affiches en vue d’une grève organisée pour donner du poids à plusieurs revendications salariales et hygiéniques. L’action déborde ainsi le cadre narratif de la scène pour tisser un lien plus fort et étroit entre le mouvement de l’Histoire et notre époque, comme si cette action nous tendait la main en nous invitant non seulement à pénétrer dans l’intimité de Louise, Julie, Jeanne et Rose, mais aussi à voir derrière des revendications féministes historiques tout d’abord un destin singulier façonné par des accidents de vie.
Les quatre filles aux mains jaunes apparaissent au premier abord comme prises dans une masse confuse de ces milliers des femmes en butte tant à la pauvreté matérielle qu’à une solitude sentimentale. Chacune d’elles semble en effet opportunément représenter un certain type de personnages, sans pour autant être réduite à un simple caractère propre à faire valoir les actes des trois autres. Leurs personnalités ne se singularisent que progressivement au cours de l’action, au fur et à mesure que leurs visions du monde s’affinent et évoluent, parfois même malgré elles, en écho avec le mouvement de l’Histoire : la guerre comme la condition sociale des femmes amplement débattues. De plus, les comédiennes insufflent un tel entrain dans la création des quatre personnages éblouissants qu’elles parviennent à les individualiser avec délicatesse ; et elles nous rendent par-là sensibles à leur destin dans la diversité de leurs opinions, à celles mêmes de ces opinions qui semblent fondamentalement contraires aux nôtres. C’est que chaque personnage est en proie à une tension psychologique propre à remodeler constamment son caractère pour en faire une figure étonnamment vivante et ce, malgré l’économie de l’action dramatique renfermée dans un cadre spatio-temporel artificiel.
Brigitte Faure incarne avec véhémence une Jeanne attachée aux valeurs et représentations traditionnelles de la petite bourgeoisie, ce qui est imputable aux enjeux générationnels dans la mesure où Jeanne s’impose aux autres comme la doyenne de l’atelier et par-là comme celle qui rentre le mieux dans le giron de la tradition. Anna Mihalcea crée Rose avec une sensibilité attachante : une jeune fille quasi analphabète, largement dépassée par des questions politiques et rêvant en toute simplicité de vivre un grand amour. Élisabeth Ventura s’empare de la création de Louise, la dernière arrivée qui amène dans l’atelier le discours socio-politique. La retenue avec laquelle la comédienne donne vie à ce personnage énigmatique permet de neutraliser le caractère caricatural des idées féministes portées souvent par des figures intransigeantes et doctrinaires : Louise d’Élisabeth Ventura s’en distingue précisément grâce à une mesure quasi pudique avec laquelle son personnage parvient au reste à gagner Rose pour la cause des femmes et à la métamorphoser in fine en une militante assumée que celle-ci devient bien des années plus tard. C’est Pamela Ravassard qui s’approprie la création bouleversante de ce personnage connaissant la trajectoire la plus emblématique : elle nous séduit par cette même mesure que l’on observe tant dans l’expression subtile des opinions de Rose que dans l’évolution circonspecte qui conduit celle-ci à prolonger l’engagement de Louise.
Les Filles aux mains jaunes se sont certes fait longuement attendre pour être jouées au Théâtre Rive-Gauche, mais elles semblent ne rien avoir perdu de leur lustre : l’excellent travail de mise en scène de Johanna Boyé et les quatre comédiennes qu’elle dirige avec merveille servent parfaitement le texte de Michel Bellier. Les Filles aux mains jaunes est un de ces spectacles nécessaires qui abordent des sujets épineux avec une extrême finesse.