Archives de catégorie : 04- Saison 2021/22

Comédie-Française : La Cerisaie

      Clément Hervieu-Léger crée à la Comédie-Française la dernière pièce de Tchekhov dans une mise en scène élégante et subtile (>), à cheval entre un drame une comédie : sa version de La Cerisaie réserve d’agréables surprises quant à certains choix dramaturgiques tout en émouvant en douceur à travers plusieurs moments pittoresques choisis avec intelligence.

La Cerisaie première
La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Marek Ocenas

      Après Une des dernières soirées de Carnaval, Clément Hervieu-Léger semble vouloir renouer avec la dimension tchekhovienne exploitée dans cette dernière comédie donnée par Goldoni à Venise avant son départ pour la France, dont il attendait une plus grande réussite. Une des dernières soirées de Carnaval met en scène les préparatifs du jeune dessinateur Anzoletto pour son voyage d’apprentissage à Moscou, venu prendre congé chez le tisserand Zamaria lors du dernier soir du carnaval. Un certain parallèle avec La Cerisaie de Tchekhov s’impose au regard de l’attachement à la terre d’origine et de la cérémonie des adieux délicats à faire, dans la mesure où le départ dans les deux cas, dans celui de Goldoni même, est la promesse d’une vie meilleure.

      Si Lioubov retourne avec sa fille Ania à la propriété de ses parents pour y rejoindre son frère Léonid et sa fille adoptive Varia, c’est pour en repartir après une douloureuse vente aux enchères à cause des dettes cumulées, devenues impossibles à payer. Malgré le déchirement qui va de soi dans une telle situation, les personnages, en fin de compte soulagés et libérés, se séparent dans l’attente de recommencer leur vie ailleurs. S’ils passent presque tout leur temps à se souvenir avec ironie d’un passé pesant qui les renferme dans un immobilisme délétère, c’est sans arriver à se saisir du présent pour vivre heureux. La vente de la propriété et le départ de tous se traduisent ainsi par l’espoir de sortir de cet immobilisme. Clément Hervieu-Léger, dans sa mise en scène de La Cerisaie, fait valoir cet enjeu essentiel en sous-tendant l’action scénique par une légèreté malicieuse qui fait tout son charme.

      Aucune des deux pièces n’est par ailleurs censée verser dans un sentimentalisme éploré ou dans un excès de pathos, même si de telles tendances ressurgissent ponctuellement. Dans La Cerisaie, Lioubov et Léonid se laissent certes, par moments, aller à une évocation émouvante de leur passé, mais se moquent aussitôt du ridicule que leur valent de tels épanchements. Si les autres personnages ne manquent pas, eux non plus, d’évoquer leurs souvenirs avec une certaine nostalgie, c’est avec une touche de dérision et sans rester sérieux. Ce n’est pas sans raison que Tchekhov considère sa pièce comme une « comédie en quatre actes » et ce, contre l’avis de Stanislavski et Dantchenko.

La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Brigitte Enguérand

      Clément Hervieu-Léger prend un parti intermédiaire en plongeant la mise en scène de sa version de La Cerisaie dans l’ambiance d’une insouciance joviale, ponctuellement interrompue par des moments de crise, généralement dépassés par des propos qui ramènent tout à la dérision. Florence Viala crée ainsi une Lioubov délicieusement étourdie à travers un air de nonchalance qu’elle lui donne en adoptant une posture détendue et hilare. Plutôt rares sont les situations où sa Lioubov paraît grave, comme à ce moment éprouvant où Lopakhine lui apprend l’achat de la propriété : elle se laisse généralement aller à la gaieté pour dédramatiser les situations autrement trop pathétiques.

      À y regarder de plus près, on se rend en effet compte que les personnages de La Cerisaie n’écoutent pas vraiment les discours dont ils sont destinataires. Ils rebondissent souvent sur un autre sujet en s’appuyant sur une remarque insignifiante, faite comme pour (faire) rire. Les discours de Trofimov et de Léonid, mais aussi ceux de Lopakhine, passent à la trappe, sans que personne ne les prenne au sérieux. Ils sont pourtant porteurs de messages forts auxquels les autres restent sourds pour s’abandonner à une désinvolture confortable. Clément Hervieu-Léger souligne avec précision cet aspect d’une communication manquée en imaginant des actes scéniques banals qui détournent régulièrement l’attention des personnages sur autre chose.

      Ania et Varia causent longuement au premier acte, quand elles restent seules, mais chacune continue à parler d’elle-même sans vraiment répondre à l’autre : Adeline d’Hermy (Varia) et Rebecca Marder (Ania) n’arrêtent pas de bouger en rangeant ou en allant chercher quelque chose pour donner une fausse impression de communiquer. Lioubov et Léonid, dès le premier acte, ignorent les mises en garde et propositions de Lopakhine quant à la vente de la propriété : pendant que celui-ci essaie de les convaincre à agir sur un ton préoccupé, presque désespéré, adopté on l’occurrence par Loïc Corbery, la sœur et le frère jouent au petit train avec une insouciance désarmante. Éric Génovèse, aux côtés d’une Florence Viala nonchalante, intéressé au jeu, crée ainsi un Léonid ingénu en lui donnant un air de bonhommie attachant à travers une voix doucement posée et une simplicité de gestes décontractés. C’est très simple, mais subtil, à la fois léger et navrant, pour que tout soit minutieusement brodé dans des tableaux qui se chevauchent au gré des entrées et des sorties des personnages.

La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Brigitte Enguérand

      Quand les personnages s’écoutent en se répondant sur le sens des propos tenus, ils se cherchent en se lançant des piques. Lioubov, mais aussi Varia et Firs, grondent souvent les autres, mais le plus souvent sur un tel ton que leurs propos sont détournés par la jovialité ou la raillerie d’autres personnages qui se contentent de les gloser. Clément Hervieu-Léger exploite à merveille cette ironie raffinée, que Tchekhov voulait imprimer à l’action de sa pièce selon ce qu’il en dit dans ses correspondances. Si les spectateurs ne rient pas beaucoup au cours de la représentation, ce n’est pas pour autant le cas des personnages qui, paradoxalement, s’ennuient tout en s’éclatant à cœur joie et ce, au moment critique même où ils s’apprêtent à quitter définitivement la propriété.

      Si les spectateurs ne rient pas beaucoup, c’est que cette apparente joie renferme quelque chose de grinçant ou de mordant qui neutralise efficacement toute propension à l’installation d’une atmosphère mélancolique, voire âprement mélodramatique. Clément Hervieu-Léger réussit à maintenir l’action dans une tonalité délicatement légère avec des variations d’humeur amenées non seulement par des propos et des actes, mais aussi par quatre grands tableaux scéniques qui correspondent aux quatre actes de la pièce et dont la tonalité ne cesse d’évoluer au gré de l’éclairage, des accessoires et des choix musicaux. Tout est ainsi mise en place avec une telle finesse que sa version de La Cerisaie ne manque pas de fasciner par la justesse avec laquelle le metteur en scène campe les comédiens dans des situations banales pensées au moindre détail.

      De facture classique, la mise en scène de La Cerisaie de Clément Hervieu-Léger tend à une certaine intemporalité : avec un clin d’œil historique au regard d’élégants costumes quelque peu datés, elle fait abstraction de l’ancrage spatial qui rappelle la Russie de manière explicite, si ce n’est par les noms et certains propos ou un samovar dressé au fond de la salle du billard au troisième acte. À chaque acte correspond une scénographie neutre qui s’impose par son côté pittoresque comme un tableau mouvant.

      Le premier représente la fameuse chambre sublimée par les souvenirs d’enfance de Lioubov et Léonid : trois hautes parois en lattes, d’un vert pastel, servent de murs auxquels sont symboliquement accrochés des tableaux évoquant ce passé qui n’arrête pas de revenir dans les discours. L’action du deuxième acte se déroule en plein air devant une toile champêtre suspendue sur un cintre visible, comme pour déjouer l’artifice théâtral. L’aménagement de la scène dans le troisième acte distingue deux espaces attenants : une salle de billard située au fond et qui donne sur une espèce d’antichambre de premier plan, ce qui permet de jouer sur les deux plans en même temps pour distinguer deux niveaux d’action. Celle du quatrième acte revient dans la chambre d’enfance du début, vidée de son mobilier à l’exception d’un lit sans draps et d’un grand tableau qui représente la propriété. Ces jolis décors, conçus par Aurélie Maestre, servent de cadre pour amener délicatement diverses ambiances évoquées, relevées par le subtil jeu d’une lumière changeante.

La Cerisaie, Comédie-Française, 2021 © Brigitte Enguérand

      Tous les comédiens entrent avec aisance dans la peau de leurs personnages pour s’acquitter de leurs rôles sans hésitation. Deux créations frappent cependant par des choix dramaturgiques originaux : celle de Trofimov, incarné par Jérémy Lopez, et, plus particulièrement, celle de Lopakhine, joué par Loïc Corbery. Le premier donne à son personnage l’allure décontractée d’un étudiant fauché en proie à des idéaux de jeunesse, allure relevée avec justesse par un débit rapide et un accent tant soit peu populaire. L’air sombre lui confère dans le même temps quelque chose d’amer qui le situe en dehors de la communauté plongée dans une oisiveté joyeuse.

      Loïc Corbery, quant à lui, crée un Lopakhine attachant, personnage généralement méprisé pour ses origines de moujik, mais aussi à cause de son sens des affaires qui lui permet de s’enrichir au détriment des autres et d’acquérir in extremis la cerisaie pour la faire abattre. Le comédien parvient à rendre ce personnage sympathique en lui donnant un air de douleur qui contraste avec l’insouciance drolatique de Lioubov et Léonid. Son jeu légèrement nerveux ouvre sur une sensibilité profonde refusée à cet arriviste en quête de reconnaissance et en manque de confiance en sa valeur humaine. L’amère allégresse, aux confins de délire, à laquelle Loïc Corbery pousse son personnage à la fin du troisième acte, après une annonce timide et presque honteuse de l’acquisition de la propriété, est d’une finesse prodigieuse qui montre spectaculairement toute la souffrance de Lopakhine. C’est comme ça qu’il faut jouer ce personnage ambigu.

      N’en déplaise à certains, La Cerisaie de Clément Hervieu-Léger ne manque pas « un peu d’âme » ou d’audace ou d’originalité. L’âme et la grâce de sa mise en scène reposent sur sa lecture fine du texte et sur la transposition scénique qui rend compte de cette lecture fidèle à l’esprit de Tchekhov. L’audace et l’originalité tiennent à la volonté de Clément Hervieu-Léger de ne pas basculer dans une recherche gratuite d’audace ou d’originalité. La magie théâtrale opère  merveilleusement grâce à sa volonté d’aller au plus profond de la partition tchekhovienne pour la faire vibrer sur scène dans une densité métaphysique bouleversante, mais aussi grâce au jeu précis et impeccable de tous les comédiens.

Studio Hébertot : La Dame Céleste et Le Diable Délicat

      La Dame Céleste et Le Diable Délicat est une création originale inspirée du roman éponyme de Claude-Alain Planchon, présentée dans une mise en scène vibrante de Stéphane Cottin au Studio Hébertot (>). Aux côtés du metteur en scène qui, à l’occasion de cette reprise, interprète le rôle du jeune médecin, on retrouve l’éblouissante Bérangère Dautun, ancienne sociétaire de la Comédie-Française et directrice actuel du Studio Hébertot.

La Dame Céleste et le Diable Délicat
La Dame Céleste et Le Diable Délicat, Studio Hébertot, 2021.

      La Dame Céleste et Le Diable Délicat est tout d’abord une bouleversante histoire d’amour entre un jeune médecin de 34 ans, Claude-Alain Planchon, et une célèbre critique de danse et galeriste de 70 ans, Gilberte Cournand (1913-2005). Malgré une importante différence d’âge, leur relation passionnée et passionnante ne prendra véritablement fin qu’au moment de la disparition de cette incontournable figure de la vie culturelle parisienne dans la seconde moitié du XXe siècle. La Dame Céleste et le Diable Délicat est aussi un élégant hommage sans aucun sentimentalisme élégiaque, écueil adroitement évité grâce à un déroulement rapide de l’action qui introduit dans le récit de vie de Claude des saynètes hautes en couleur. Des sentiments exaltés et des situations brillantes transportent en effet les spectateurs dans l’univers de deux bons vivants, empreint de noblesse et de poésie, tout en faisant oublier ses aspects matériels étroits. C’est enfin l’histoire d’un amour absolu qui élève à un idéal de passion en résonnance avec toutes les représentations les plus sublimes attribuées à ce sentiment d’affection intense glorifié dans la littérature médiévale. La mise en scène de Stéphane Cottin et le jeu palpitant de Bérangère Dautun confèrent à cette déroutante romance une dimension céleste, comme s’ils plongeaient les spectateurs dans un tendre rêve.

La Dame Céleste et le Diable Délicat
La Dame Céleste et Le Diable Délicat, Studio Hébertot, 2021.

      La scénographie représente un lieu conventionnel sans aucune référence spatio-temporelle concrète au cadre historique dans lequel se déroule l’action. Plusieurs chaises en bois d’ébène et en velours rouge, déplacées au cours du spectacle, sont simplement disposées au milieu et sur les deux côtés de la scène. Trois longs rideaux blancs, suspendus nonchalamment sur les cintres en formant des plis, lui donnent un relief aérien. Sur le plan horizontal, ils produisent un effet de rapprochement entre les spectateurs assis dans une salle en gradin et les comédiens-personnages apparus sur scène en plongée, comme s’ils sortaient d’un conte de fées. L’effet de féerie est ici renforcé par des extraits musicaux romantiques tirés du Lac des cygnes de Tchaïkovski, qui retentissent à des moments les plus exaltés de l’histoire, comme cet air de danse utilisé pour le fond sonore de la scène de valse dans La Belle et la Bête (2017), repris dans la mise en scène de Stéphane Cottin en ouverture. Ces choix musicaux expressifs réactivent ainsi des références classiques pour recréer symboliquement un subtil arrière-plan féerique. Sur le plan vertical, les trois longs rideaux tiennent les deux amants suspendus dans un entre-deux : si certaines dates cruciales sont mentionnées explicitement, comme celle de la rencontre du 2 décembre 1983 à l’Opéra Garnier, cette verticalité atténue visuellement leur historicité pittoresque pour souligner le caractère quasi intemporel de l’action.

      Si Claude et Gilberte donnent l’impression de vivre une histoire de conte de fées, ils ne sont pas pour autant des personnages merveilleux. Plusieurs accessoires brouillent délicatement cette impression séduisante pour faire ressurgir dans cette histoire une dimension humaine : un téléphone qui sonne, un programme d’opéra ou un bouquet de roses de nacre, mais aussi la maladie et la mort qui font l’objet du récit de vie. De même, les costumes de gala dont ils sont vêtus les resituent dans l’univers clinquant du beau monde parisien de la seconde moitié du XXe siècle : Claude porte un smoking assorti d’un nœud-papillon, alors que Gilberte est habillée d’une longue robe de soirée noire, relevée d’une étole en fourrure de renard et de plusieurs bijoux. Tout cela est d’une élégance envoûtante qui fait rêver de ce beau monde, comme Marcel rêvait de fréquenter celui de la duchesse de Guermantes. Plusieurs images projetées sur les trois rideaux renvoient dans le même temps à des réalités culturelles du présent historique des deux personnages, comme ces ballerines en lien avec la profession de critique de danse de Gilberte ou le visage de Jean Marais de la Belle et de la Bête de Cocteau lors d’une escapade improvisée à Compiègne. L’utilisation pittoresque de ces éléments réalistes, mêlées à des tableaux baignés d’une poésie scénique fascinante, à l’évocation de sorties et rencontres joyeuses qui se produisent à un rythme effréné, fait vibrer de plein fouet notre imaginaire galant, nourri de ces amours parfaits vécus en dehors de toutes contraintes matérielles.

La Dame Céleste et le Diable Délicat
La Dame Céleste et Le Diable Délicat, Studio Hébertot, 2021.

      Les deux comédiens interprètent leurs personnages avec un indéniable entrain qui séduit rapidement les spectateurs intéressés dès le lever du rideau à l’histoire romanesque de Claude et Gilberte. Stéphane Cottin s’empare aisément du rôle du jeune médecin pour succéder sans problème à Alexis Néret. Son Claude paraît vif, mais sûr de lui et émouvant, et surtout entraînant parce qu’en fin de compte c’est lui qui ouvre l’action en se mettant à raconter avec passion son histoire d’amour avec Gilberte Cournand. Stéphane Cottin lui donne un air de dignité décontracté, sans tomber dans la mièvrerie, même pas à ces moments éprouvants qu’il évoque avec une douleur mesurée, lisible autant dans ses yeux que dans ses gestes. Leste de manière équilibrée, son Claude devient séducteur et séduisant en embarquant dans son récit de vie Bérengère Dautun qui incarne avec une complicité éblouissante le personnage de Gilberte. La comédienne convainc avec bravoure dans ce beau rôle d’une amoureuse avancée en âge en adoptant une posture altière, douée d’une humanité touchante qui décèle la grandeur d’âme de son personnage. L’élégance dans ses moindres mouvements l’amène à créer une Gilberte passionnée avec un air de noblesse attachant : ses regards et ses sourires enchanteurs, ses petits rires et ses gestes gracieux, tous placés avec délicatesse, font de cette Gilberte un personnage ravissant.

      Remise à l’affiche au Studio Hébertot, La Dame Céleste et le Diable Délicat est une incontestable réussite qui continue à subjuguer les spectateurs dans l’intimité bouleversante de cette performante salle de théâtre. C’est une belle histoire d’amour, brillamment interprétée par Bérengère Dautun, nouvellement accompagnée par Stéphane Cottin,  dans une mise en scène féerique pétillant de sentiments exaltés.

Théâtre de l’Odéon : La Seconde Surprise de l’amour

      Alain Françon revient à l’Odéon, aux Ateliers Berthier (>), avec une mise en scène éblouissante de La Seconde Surprise de l’amour, une délicieuse comédie de Marivaux brodée avec une justesse toujours saisissante. Il réserve le rôle de la Marquise à Giorgia Scalliet, ancienne sociétaire de la Comédie-Française, qui l’illumine d’un jeu à la fois sensible et brillant, parfaitement synchronisé avec les autres comédiens, tous excellents.

      Destinée à la Comédie-Française, La Seconde Surprise de l’amour (1727) est la troisième comédie de Marivaux historiquement inscrite au répertoire de la maison de Molière qui consacre ainsi son talent de grand auteur. Elle fait pendant à La Surprise de l’amour donnée en 1722 à la Comédie-Italienne sans en être une simple réécriture améliorée. La situation sentimentale des deux comédies est loin d’être la même. Si les personnages de la première Surprise se refusent à l’amour, c’est par dépit, c’est parce qu’ils ont été violemment trahis et qu’ils veulent se murer avec fracas dans une solitude tant soit peu grotesque. Ceux de la Seconde Surprise sont davantage endeuillés à cause de la disparition de leur partenaire qu’ils ne cessent d’idolâtrer : la Marquise a perdu un mari bien-aimé, alors que le Chevalier regrette une « amante » retirée dans un couvent. Eux aussi prennent la résolution de ne plus aimer pour ne pas souffrir à l’avenir, mais aussi pour rester fidèles à la mémoire de ceux qu’ils ont chéris. La tonalité de cette Seconde Surprise de l’amour est ainsi différente : elle est empreinte d’une dimension mélancolique et d’une certaine douceur chagrine, sans pour autant basculer dans un sentimentalisme éploré. Son action est en effet innervée de propos et attitudes qui montrent les personnages dans des situations embarrassantes propices au rire. Alain Françon a réussi dans sa mise en scène à allier l’émotion et l’humour en douant les personnages d’une profondeur humaine qui va droit au cœur des spectateurs.

      En situant l’action à la campagne, selon l’indication de Marivaux, la scène représente un grand jardin imaginaire qui relie la maison de la Marquise côté cour à celle du Chevalier côté jardin. Les façades arrière, réalisées de manière schématique, avec une ou deux ouvertures en relief, et précédées chacune d’un perron, se font face pour converger symboliquement vers un bassin placé au milieu de la scène, substitut de fontaine, haut lieu topique des rencontres amoureuses de la littérature érotico-galante. À une parfaite symétrie se substitue dans le même temps une légère variation d’éléments géométriques employés, comme pour faire un discret clin d’œil à l’esthétique rococo amenée à déconstruire une austérité classique.

La Seconde Surprise de l'amour
La Seconde Surprise de l’amour, mise en scène par Alain Françon, 2021 © Jean Louis Fernandez

      C’est en fin de compte une magnifique toile de fond végétale, peinte par le scénographe Jacques Gabel, qui transporte les spectateurs dans l’univers pittoresque d’un locus amoenus : une forêt touffue, dont l’exubérance, mise en valeur par un dessin en pastel à contours flous, semble renvoyer aux méandres obscures et impénétrables des sentiments dont sont animés les personnages de Marivaux. Même si leurs trajectoires sentimentales sont soumises sans ambages à la logique des passions, l’amour qui les pousse l’un vers l’autre reste un mystère gracieux, ce je ne sais quoi qui introduit la surprise ou le hasard dans le rationalisme classique. Une scénographie bucolique mêle subtilement, comme en miroir, les lignes droites des décors à la profusion d’un fond forestier sauvage, dont se dégage une mélancolie rêveuse tout en invitant à un pèlerinage galant à l’île de Cythère.

      Alain Françon invente une action scénique minutieuse fondée sur la précision du geste placé chaque fois avec goût, même dans des scènes au cours desquelles la Marquise se laisse aller à une certaine négligence sensuelle ponctuée par de petits rires plaisants. Son entrée au son d’une musique énigmatique donne d’emblée le ton à son aventure galante qui la met aux prises avec sa propre sensibilité : elle traverse le jardin en disparaissant pour le retraverser un instant après, comme en quête d’une sérénité perdue qu’elle ne retrouvera qu’au dénouement dans les bras du Chevalier, dont elle cherche désespérément une amitié rassurante. Les comédiens introduisent ainsi dans l’action scénique des mouvements et des gestes qui lui confèrent une dynamique subtile pour stimuler l’attention des spectateurs. Ils entrent en scène avec une lettre, un grand sac sur le dos, des chaises pliantes apportées pour une lecture, une pile de livres entassés jusqu’au menton, des cartons de livres qui glissent entre les mains, ou avec une grande fleur pour chasser les insectes. Ces quelques accessoires occupent innocemment les personnages en train de se chercher, de se faire la cour, de se disputer ou de s’expliquer sur ce qu’ils ressentent. Tout en créant ce mouvement scénique en sourdine, les comédiens mettent l’accent sur une analyse sentimentale par une diction soignée qui introduit dans le déroulement de l’action dramatique une nouvelle variation au regard des dispositions émotionnelles changeantes de leurs personnages.

La Seconde Surprise de l'amour 2
La Seconde Surprise de l’amour, mise en scène par Alain Françon, 2021 © Jean Louis Fernandez

      L’action dramatique s’ouvre sur un échange vif entre Lisette et la Marquise que sa suivante taquine pour l’inciter à prendre soin d’elle. Suzanne de Baecque donne à Lisette un air détendu et innocent en soulignant plaisamment son franc-parler à travers des regards ébahis, des gestes spontanés, parfois légèrement saccadés, et un parler fort et lent, marqué par l’accentuation prononcée de certains mots bien choisis. Tous les actes de Lisette semblent ainsi motivés par une bonté profonde qui échappe à la ruse et au raffinement galant du beau monde : elle offre par exemple la main de la Marquise au Chevalier avec un air de naïveté dévoué, comme si une telle démarche allait de soi ou comme si cela devait être son devoir. Lubin, valet du Chevalier, représente son double qui répond bien drôlement à cette naïveté truculente : Thomas Blanchard qui l’incarne avec finesse adopte lui aussi une posture détendue, libre dans ses gestes et ses regards expressifs, mis en valeur par une diction fondée sur l’ouverture et l’allongement de certaines voyelles. Les deux comédiens forment ainsi un duo complice qui contraste gaiement avec les préoccupations sentimentales et mondaines des maîtres.

La Seconde Surprise de l'amour
La Seconde Surprise de l’amour, mise en scène par Alain Françon, 2021 © Jean Louis Fernandez

      Rodolphe Congé, dans le rôle d’Hortensius, crée un personnage de pédant, non sans un certain charme parce que pédant sans excès, à l’exception notable de la brouille sur Sénèque, quand il s’emporte spectaculairement contre les propos cavaliers du Chevalier. Alexandre Ruby, dans le rôle du Comte, se distingue  par un air mondain modéré, obtenu grâce à la sérénité de son paraître plein de chic. Le Chevalier de Pierre-François Garel paraît grave et sombre, avec une tendance manifeste à se laisser aller à des accès d’une jalousie inquiète feutrée : son jeu subtilement nerveux traduit amplement un amour naissant, en ébullition, stimulé par des malentendus piquants cautionnés maladroitement par les valets alertes.

      Giorgia Scalliet, enfin, attire les regards de tous sur la création sensible d’une Marquise en proie aux contradictions de son cœur : elle séduit les spectateurs par une aisance badine, par une noblesse décontractée, par la finesse avec laquelle elle fait vivre le moindre geste de son personnage, qu’il s’agisse de sa diction nuancée ou de son maintien raffiné. La mélancolie nonchalante de sa Marquise est empreinte d’une certaine douceur éveillée et coquette qui en fait une amoureuse pétillante, lucide sur ses sentiments mais inquiète pour sa réputation. C’est sans doute le plus beau rôle de Giorgia Scalliet par l’émotion qu’elle parvient à susciter chez les spectateurs, mais aussi par la perfection avec laquelle elle donne vie à la Marquise : c’est d’une élégance exaltante, à couper le souffle !

      Avec cette magnifique création de La Seconde Surprise de l’amour de Marivaux, Alain Françon s’impose comme le maître incontesté de la scène contemporaine : on voit rarement les comédiens dirigés avec une excellence aussi émouvante, pour sortir du théâtre avec le sentiment d’avoir assisté à quelque d’aussi beau.

Théâtre Lucernaire : Les Voyageurs du crime

      Les Voyageurs du crime de Julien Lefebvre se présentent comme une élégante comédie policière qui ménage plusieurs surprises tant dans le choix des personnages qu’à travers une action scénique pétillante : elle a été mise en scène par Jean-Laurent Silvi au Théâtre Lucernaire (>).

Les Voyageurs du crime      La comédie policière dans la veine des polars tels qu’on les connaît des livres ou du cinéma est un genre dramatique qui se fait rare sur scène, sans doute à cause de son caractère trop codé. Le jeu scénique représente un certain nombre de contraintes auxquelles une narration littéraire et le film ne sont pas confrontés de la même manière et qu’ils peuvent résoudre avec souplesse : il s’agit en particulier des déplacements et des rencontres nécessités par une enquête à mener sans changements de décors pesant sur la fluidité de l’action.

      L’idée ingénieuse qu’a eue Julien Lefebvre était de situer l’intrigue de sa pièce dans un train expédié de Turquie pour ne pas pouvoir s’arrêter en Bulgarie à cause d’une guerre civile en ébullition. Et ce n’est pas n’importe quel train, c’est l’Orient Express qui assure en 1908 une liaison ferroviaire entre Paris, Vienne et Istanbul. Dans celui de Julien Lefebvre se retrouvent en outre plusieurs écrivains connus rentrant en Angleterre : Arthur Conan Doyle, créateur de Sherlock Holmes, et le dramaturge George Bernard Shaw, mais aussi le père de Dracula Bram Stocker ou l’actrice américaine Miss Cartmoor. De telles circonstances romanesques ont ainsi de quoi nourrir une intrigue policière riche en rebondissements et en propos mordants pour tenir le spectateur en haleine.

Les Voyageurs du crime
Les Voyageurs du crime, Théâtre Lucernaire, 2021 © Stéphane Audran

      La scène représente un coupé salon dans l’Orient Express aménagé avec élégance en suggérant avec une touche réaliste le côté cossu de ce train réputé pour son luxe. Un canapé trois places installé côté cour face à la salle, un tabouret, une petite table en bois, puis un canapé deux places, un grand tapis déroulé sur le devant de la scène, sur un sol en bois éclatant, tout cet ensemble relevé par des tissus rouges dégage un certain faste d’antan. Une large fenêtre, garnie de rideaux également rouges, et munie d’un écran, permet de projeter des paysages variés pour introduire dans le déroulement de l’action une temporalité extrascénique qui contraste avec l’écoulement du temps dramatique pour produire un effet d’accélération attendu dans une comédie policière. Un couloir côté jardin et deux portes raccordent le coupé salon au reste du train en ménageant une entrée mystérieuse sur le lieu du crime situé dans le compartiment attenant. D’autres éléments réalistes complètent cette scénographie haute en couleurs pour lui donner un aspect pittoresque. Les costumes d’époque confectionnés avec goût, à leur tour, transportent les spectateurs dans l’univers rêvé de l’Orient Express. La multiplication de ces éléments réalistes déjoue amplement le caractère romanesque de l’action, ses rencontres improbables comme ses péripéties en cascade, pour nous plonger avec efficacité dans la fiction. C’est très réussi : on se laisse rapidement entraîner par cette fiction éblouissante en faisant abstraction de ses invraisemblances fascinantes.

      Après une entrée fracassante de G. B. Shaw, contrarié par un problème d’installation dans le train, mais aussi par sa rencontre surprenante avec Arthur Conan Doyle qu’il attribue aux manigances cocasses de Bram Stocker, le déroulement de l’action suit un rythme impétueux, sans aucun temps mort, et ce, dès lors qu’une certaine Agathe alarme tous les passagers en leur annonçant la disparition troublante de sa mère malade, Mme Miller, restée seule dans son coupé pour se reposer. Si G. B. Shaw, fin dramaturge anglais, se hasarde à dénoncer, non sans invraisemblance, au regard des pratiques matrimoniales d’époque, un coup monté par Agathe, le meurtre de Lucas poignardé dans des conditions qu’il va falloir éclairer pour démasquer le meurtrier met le feu aux poudres et relance opportunément l’action pour stimuler une ambiance inquiétante et mystérieuse qui règne dans ce dernier train parti de Turquie.

Les Voyageurs du crime
Les Voyageurs du crime, Théâtre Lucernaire, 2021 © Stéphane Audran

      Si la première scène se démarque des autres par sa longueur, elle ne manque pas de sel, d’élan et de force : elle intrigue d’emblée les spectateurs à travers des rencontres curieuses, des entrées frappantes de personnages truculents et des incidents déconcertants qui s’enchaînent les uns après les autres à une vitesse fulgurante. Ceux-ci sont dans le même temps régulièrement ponctués par de brèves bandes sonores, très efficaces tant pour soutenir le rythme foudroyant de l’action que pour renforcer son caractère énigmatique. Les scènes qui suivent sont sensiblement plus courtes, se succèdent ainsi rapidement pour maintenir le rythme donné au début. Ce parti pris dramaturgique, fondé sur une subtile variation scénique mêlée aux rebondissements de l’intrigue, est amplement payant : l’action s’écoule pour ne s’arrêter qu’au moment où le créateur de Sherlock Homes arrive à identifier le meurtrier, mais aussi à démasquer des filouteries et des secrets d’autres personnages.

      Les comédiens, tous admirables dans les rôles qu’ils défendent avec bravoure, créent des personnages différents les uns des autres dans leur posture comme dans leur caractère. Chaque comédien imprime au sien un maintien typique qui l’individualise sur le plateau en plus du costume, et ça fonctionne très bien sans que l’action s’analyse dans une analyse psychologique pesante. Entre autres, Ludovic Laroche s’impose comme un charismatique Arthur Conan Doyle qui se positionne comme la figure centrale de l’histoire. Nicolas Saint-Goerges, quant à lui, s’empare du dramaturge G. B. Show en en faisant un personnage impulsif qui relève plusieurs scènes par des accès de colère et par des propos incisifs placés avec un grand sens de la repartie. D’autres comédiens (on ne donnera pas leur nom pour ne pas briser le suspens) sont amenés à nuancer leur jeu pour distinguer la double identité de leur personnage, ce qu’ils parviennent à faire avec souplesse sans en rien laisser paraître aux spectateurs. Ils se complètent tous avec aisance pour porter l’action, sans hésiter, du début à la fin.

      Les Voyageurs du crime de Julien Lefebvre enchantent ainsi les spectateurs du théâtre Lucernaire à travers une intrigue policière rondement pensée selon les besoins de la scène. La scénographie élégante de la mise en scène de Jean-Laurent Silvi et le jeu parfaitement synchronisé des comédiens relèvent pleinement le défi : c’est entraînant, épatant, adroit, le suspens est maintenu jusqu’au dernier moment.


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Théâtre La Croisée des Chemins : Célimène et le Cardinal

      Célimène et le Cardinal constitue le troisième volet de la trilogie Du Misanthrope au Cardinal mise en scène par Sylvain Martin au Théâtre La Croisée des Chemins, salle Belleville (>). Cette pièce de Jacques Rampal qui date de 1992 représente la suite du Misanthrope de Molière et de La Conversion d’Alceste de Courteline en ménageant une rencontre surprenante entre deux protagonistes de la comédie originelle, Alceste et Célimène, brillamment interprétés par Violette Erhart et Luc Franquine.

Célimène et le Cardinal      Si les suites des romans, des films ou des pièces célèbres déçoivent souvent, c’est tout le contraire de Célimène et le Cardinal : cette savoureuse pièce de Jacques Rampal se distingue d’emblée tant par la qualité de son écriture dramatique que par la conception des caractères. Ceux-ci sont des pendants tout à fait crédibles d’Alceste et de Célimène, certes vieillis de vingt ans, mais restés à maints égards fidèles à eux-mêmes. Au regard de leur rupture fracassante survenue à la fin de la pièce de Molière, confirmée par celle de Courteline, l’idée des retrouvailles entre les deux « amants » que tout opposait en réalité ne manque pas d’intriguer par un ton aigre-doux qu’elles pourraient prendre. Dans la pièce de Jacques Rampal, le coup de pouce vient de la part d’Alceste, alerté par un rêve inquiétant pour la perdition de Célimène : c’est comme ça qu’il s’introduit chez elle pour enquêter sur la nature de la vie qu’elle mène. Il le fait d’autant plus facilement qu’il peut désormais s’enorgueillir du titre de haut dignitaire de l’Église catholique et qu’il dispose d’un pouvoir dangereux. La coquetterie et le persiflage de Célimène provoquent la colère de l’ecclésiastique blessé dans son amour-propre pour se solder par un échange vif, pleinement révélateur d’anciens torts et de sentiments en veille.

      Par rapport aux deux premiers volets de la trilogie jouée désormais dans son intégralité, Célimène et le Cardinal rompt avec l’ambiance de fête en posant un cadre intime pour un affrontement émotionnel et idéologique féroce entre les deux protagonistes restés seuls en scène. L’espace scénique représente le salon bourgeois bien rangé dans lequel Célimène, mariée et mère de quatre enfants, reçoit un Alceste solitaire : deux fauteuils disposés autour d’une table basse recouverte d’une nappe blanche, une étagère basse placée au fond et remplie de livres et de photos, un banc installé dans le coin côté cour, un guéridon côté jardin. Si cette scénographie reste sobre et symbolique, elle contraste avec le désordre bien arrosé des deux premiers volets. Il en va de même pour les costumes des deux personnages, celui de Célimène en particulier : elle apparaît vêtue d’une élégante robe noire et maquillée d’une façon raffinée, ce qui traduit en apparence son changement de statut. Alceste, quant à lui, avec une paire de cheveux gris, venu en habits civils, semble davantage le même : seul un chapelet qu’il manipule frénétiquement signale son entrée dans les ordres de l’Église. Le choix d’une tenue civile se charge d’une malicieuse ambiguïté quant à la finalité suspecte de sa visite qui intrigue Célimène.

Célimène et le Cardinal

      Le jeu des deux comédiens, Violette Erhart et Luc Franquine, exploite avec autant d’adresse que de délicatesse des non-dits qui innervent les propos des personnages pour les plonger dans un délicieux embarras. Une gêne sensible, stimulée par un persiflage cocasse de Célimène, plane dans l’air dès sa première entrée sur scène, les mains jointes pour prier, au son d’une musique religieuse. Luc Franquine crée un Alceste sombre, grave, pieux, mais aussi colérique quand les impertinences de Célimène qu’il accuse de blasphème l’affectent dans sa foi et dans son statut de cardinal. Ces éclats de colère palpables dans un ton ferme et une contenance imperturbable impressionnent par leur efficacité parce qu’ils sont rares et réservés aux moments les plus tendus, quand par exemple Célimène conteste avec véhémence le bien-fondé du péché originel ou la réprobation de l’amour charnel, ou quand Alceste la force avec vigueur à se confesser tout en abusant de son pouvoir.

      Violette Erhart, quant à elle, illumine sa Célimène vieillie d’un délicieux air de fraîcheur et de coquetterie qu’elle fait valoir à merveille dans son double jeu extrêmement subtil. Même si Célimène révèle ses véritables sentiments dans de brefs monologues ou dans certains propos explicitement maladroits, les postures ambiguës de Violette Erhart laissent toujours planer un doute épatant sur la sincérité de la belle infidèle : certes, ses regards farouches, ses moues sensuelles, ses sourires forcés et ses gestes hésitants très habiles sont intrigants, mais ils ne permettent pas de savoir à quels moments Célimène cesse de jouer Alceste pour se sentir véritablement embarrassée par sa prestance. Violette Erhart parvient ainsi avec bravoure à entrer dans une confiance ambiguë comme dans une provocation faussement naïve pour essayer de se rattraper à travers une apparence rangée. Elle crée par-là une Célimène très humaine, sensible et séductrice, agile et légère, narquoise et inquiète, animée par une volonté de sauver sa peau sans pour autant déplaire à Alceste.

      Ce volet de la trilogie conçue et réalisée par Sylvain Martin, Célimène et le Cardinal, constitue ainsi une suite mordante par la teneur des propos rendus avec une ironie feutrée, dosée avec une remarquable justesse obtenue. C’est entraînant, palpitant, drôle à certains moments burlesques, mais aussi émouvant au regard de l’amour ressenti par les deux personnages qui n’arrêtent pas de se chercher pour en savoir plus sur leurs sentiments.